Loi Évin, marketing du vin et protectionnisme
Résumé
Dans cet article, nous discutons l'éventuel rôle positif de la loi Évin comme barrière protectionniste face à l’agressivité concurrentielle de marques de vin étrangères souhaitant pénétrer le marché français du vin.
Nous nous interrogeons à savoir si ce rempart que constitue la loi Évin est soutenable dans le temps. La dissonance entre la loi française et la loi européenne offre un vide juridique dont pourraient tirer parti les groupes internationaux des vins étrangers mais aussi français. En outre, les stratégies de contournement de la loi Évin mobilisées par les acteurs du vin, nous montrent que cette loi n’est pas l’unique rempart à l’arrivée de vins étrangers en France. Le faible succès de ces derniers relèverait davantage des spécificités des comportements d’achat des Français que d’échecs ou de difficultés de communication de ces marques. La loi Évin devra donc s’adapter aux nouvelles stratégies des entreprises et aux contextes de consommation en France et à l’étranger. De même, une trop grande focalisation par les acteurs nationaux sur la nécessité d’assouplir davantage encore la loi Évin ne doit pas occulter les stratégies des grands groupes internationaux ni le protectionnisme économique dont témoignent d’autres pays.
Introduction
La filière viticole française est caractérisée par la diversité de ses acteurs, une taille relative moindre de ses grandes entreprises (par rapport aux grandes multinationales du secteur), une faible culture marketing (faiblesse des dépenses, vision traditionnelle et perceptions négatives des vins marketés), ainsi qu’une faible présence des marques de vin. Ce dernier élément s’explique à la fois par la faiblesse des efforts marketing (hors champagne) et par la relative importance des indications géographiques et de qualité comme déterminants d’achat (Cheriet et Hannin, 2020). Au-delà, la communication autour du vin obéit à un cadre légal réglementé sur le contenu, les supports, les formats et les messages véhiculés. Il s’agit de la loi Évin, qui depuis sa création en 1991, subit les jeux de lobbying des anti alcool et des pro alcool afin de l’assouplir ou la durcir.
Ce lobbying n’est pas manichéen car les producteurs de vin souhaitent également donner à ce produit un caractère gastronomique et culturel qui le « sortirait » de la catégorie alcool et lui conférerait un traitement particulier par rapport à la bière et aux spiritueux. En termes de restriction, la France se situe à un niveau intermédiaire, entre des pays permissifs (Grande Bretagne ou Pays-Bas par exemple) et ceux qui interdisent toutes communications (les pays avec des monopoles sur la distribution comme ceux du Nord de l’Europe). Depuis son adoption, cette loi n’a cessé de soulever les « passions ». Ainsi, pour Dupont (2013) « la France a deux grandes spécialités : son vin et sa capacité à dénigrer le patrimoine national. La loi Évin réunit les deux ! »
Pour autant, « notre but n’est pas d’interdire de consommer de l’alcool, de fumer, de manger des barres chocolatées ou des chips, de conduire une voiture ou de commercialiser des médicaments, mais de refuser que la vie de nos concitoyens soit soumise à des intérêts purement financiers » (Dubois et al., 2017). Ainsi étaient interpelés dans une tribune en 2017 en France les candidats à la fonction suprême. Sur le site web www.securite-sanitaire.org de ces mêmes signataires, nous pouvons retrouver depuis 2007 leurs objectifs clairement définis : « nous limiter à la protection face à des épidémies industrielles et publicitaires, c'est-à-dire à des dommages pour la santé, liés principalement à la capacité d'un monde industriel de produire en grande quantité et de promouvoir les ventes de produits par la répétition permanente de messages publicitaires et de communication commerciale ».
Cette vision que des intérêts financiers dictent encore à l’État sa politique en matière de santé semble plus largement partagée. Ainsi, en 2009 d’autres défenseurs de la santé publique réunis en collectif s’affirmaient contre la « Drinks Industry Internationale qui a les moyens financiers de submerger la Toile avec toutes sortes de publicités » (Prieur, 2009). En 2009, un amendement Bachelot (loi HPST du 21 juillet 2009) aura modernisé la loi Évin adoptée en janvier 1991 dans un contexte où Internet n’était pas encore présent. En novembre 2015, un autre amendement (contenu dans la loi de santé publique d’Agnès Buzyn) autorisait la communication sur les terroirs et les caractéristiques œnologiques.
Depuis 1991, www.securite-sanitaire.org expose ainsi un point de vue discernant l’existence de « convergences d'intérêts "objectives" entre certains modes de production artisanaux et les intérêts de santé publique induits par le contrôle de la publicité massive pour l'alcool industriel ou le vin commercialisé par de grands groupes ». Conscient en son temps d’une réelle fragmentation du secteur vitivinicole français, une loi Évin favorable aux producteurs traditionnels est développée comme suit : « En réalité la viticulture est objectivement favorisée par une loi qui limite la promotion de l'alcool de grandes marques qui ont la capacité de payer des publicités coûteuses ».
De par leurs tailles majoritairement réduites, les acteurs du vin doivent être conscients que leur « […] intérêt est de pouvoir faire une publicité informative par les moyens qui lui sont utiles […] ». Les défenseurs de la santé publique ne s’insurgeraient donc pas contre la publicité informative de petits producteurs de vin mais bien contre le matraquage publicitaire, la publicité de masse déployés par les grands groupes internationaux. Depuis 1991, force est de constater que la loi Évin offre un cadre législatif rempart face aux excès connus du non-encadrement de stratégies de communication tous azimuts. En outre, la filière vin française a pu assister à une concentration de ses acteurs.
Nous souhaitons aborder ici un autre versant de cette loi Évin, un sujet assez peu discuté bien que reconnu par les défenseurs de la santé publique, notamment son éventuel rôle positif comme barrière protectionniste face à l’agressivité concurrentielle de marques de vin étrangères souhaitant pénétrer le marché français.
1. La loi Évin comme barrière protectionniste ?
En 2017, si les États-Unis représentait bien le premier marché du vin en valeur (34,8 milliards d’euros en 2017), la France se positionnait avec un marché du vin en valeur estimé à 16,7 milliards d’euros, juste devant la Chine (16,5 milliards d’euros) (Forecasts IWSR Vinexpo Report, 2019). Nous comprenons l’attrait que représente ce marché français pour les producteurs de vin étrangers. En 2020, ce marché français des vins étrangers pesait entre 900 millions et un milliard d’euros, les vins étrangers ne représentant en valeur que 6% de la consommation de vin en France (Poitevin, 2020).
Sur le plan marketing, les stratégies des entreprises françaises sont caractérisées par un marketing de l’offre (produire et trouver le consommateur qui correspond à mon produit) alors que celles des entreprises des nouveaux pays producteurs correspondent à un marketing de la demande (segmenter les clients potentiels et produire un vin qui correspond à une cible). Globalement, les efforts marketing de ces dernières entreprises en matière de dépenses marketing et de promotion des ventes sont 20 fois supérieurs à ceux des entreprises françaises. Il est estimé qu’en moyenne, les entreprises françaises dépensent 0,3 centimes en marketing (hors habillages de la bouteille) contre 7 à 8 centimes pour des vins des nouveaux pays (Coelho et d’Hauteville, 2006). Cette différence s’explique à la fois par une faible culture marketing des producteurs français mais aussi par le cadre légal plus restrictif en France.
Si la loi Évin restreint les marques françaises et étrangères d’engager des campagnes de promotion massive et plus particulièrement celles visant à promouvoir une image de convivialité associée aux vins, la loi Évin peut-elle être qualifiée pour autant de barrière protectionniste ?
1.a. Une définition du « protectionnisme »
« Le protectionnisme désigne une politique interventionniste de l’État pour protéger le marché national. Il peut être caractérisé par l’édification de barrières douanières, afin d’éviter que les produits importés ne soient concurrentiels par rapport aux productions nationales. […] Les pouvoirs publics peuvent également opter pour des mesures non tarifaires, comme la mise en place de quotas d’importation ou l’imposition de normes de qualité auxquelles doivent répondre les produits vendus sur le territoire (exemple : jouets chinois). Ces options, sans contrevenir aux principes de l’OMC, peuvent cependant parfois s’apparenter à une forme de protectionnisme déguisé » (Tannous, 2019). La loi Évin peut-elle être alors qualifiée de mesure non tarifaire s’apparentant à une forme de protectionnisme déguisé pour prévenir la concurrence des vins étrangers ?
1.b. Les aides européennes à la publicité des vins français dans le monde
Nous ne reviendrons pas ici sur le French paradox, concept déjà largement discuté, mais nous discuterons des aides européennes à la promotion des vins en dehors de l’Europe largement utilisées par exemple pour financer des spots publicitaires diffusés sur les télévisions étrangères. L’article 45 du règlement (UE) n° 1308/2013 prévoit que des aides peuvent être accordées sur les mesures d’information ou de promotion concernant les vins de l’Union.
Parmi les actions éligibles : des actions de relations publiques, de promotion ou de publicité, visant en particulier à souligner les avantages des produits communautaires, sous l’angle, notamment, de la qualité, de la sécurité alimentaire ou du respect de l’environnement. Le spot TV de Grands Chais de France « JP Chenet : Au cœur de nos joies ! » a par exemple en 2018 promu une image de convivialité associée aux vins dans de nombreux pays africains (vidéo encore accessible en avril 2021 sur le lien suivant : https://fb.watch/44mQOYy1iD/). Ce spot TV indique aussi la mention « l’abus d’alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération ». De même, certaines actions collectives, menées par les institutions des exportations françaises nationales ou régionales (Business France, Addoc pour la région Occitanie), relèvent également des actions de promotions des vins à l’international.
1.c. De la dissonance entre la loi Évin et la loi européenne
Si nous acceptons la promotion de nos vins français avec des aides européennes dans des pays hors Europe, pays qui ne disposent pas de l’équivalent de loi Évin, la dissonance entre la loi française et la loi européenne n’en est que plus grande. Nous ne discuterons pas ici du « vide juridique » déjà abondamment discutée par les experts de la loi Évin (Elineau, 2015 : 51), « vide juridique » toutefois dont pourraient tirer parti un jour les groupes internationaux des vins étrangers mais aussi français. A ce jour, « l'article 30 du traité qui gouverne l'UE donne aux États la capacité d'agir unilatéralement pour un intérêt de santé publique. […] Les dispositions des articles 28 et 29 ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation, d'exportation ou de transit, justifiées par des raisons de moralité publique, d'ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé et de la vie des personnes » (source : www.securite-sanitaire.org).
Selon Agostini (2014 : 51), la loi Évin aurait cependant comme effet de bloquer l’introduction sur le marché du vin français des produits étrangers inconnus du consommateur. Dans les faits, entre 2000 et 2018, « d’après l’analyse de Global Trade Atlas et l’étude de France Agrimer, les importations françaises de vins étrangers augmentent régulièrement. Si on met de côté l’import de vin en vrac, dominé par du vin bas de gamme d’origine espagnole, les chiffres font ressortir une augmentation forte et dynamique de la valeur des vins importés » (Poitevin, 2020). Toutefois, Agostini (2014 : 52) ajoute qu’« il est évident que les restrictions qu’elle [la loi Évin] apporte à la publicité favorisent les produits établis et pénalisent les produits nouveaux. Plus précisément, ces restrictions freineraient les changements d’habitudes de la part des consommateurs et interdiraient de mieux guider leurs choix. On voit ainsi qu’à l’égard des alcools, la loi Évin cristallise des rentes de situation et constitue de ce fait une mesure d’effets équivalents à une restriction de la concurrence ». Selon nous, la Loi Évin aura eu pour effets de limiter la croissance des vins étrangers en France mais aussi de limiter une régénération des consommateurs « raisonnables » en France.
Cette vision d’une restriction de la concurrence au niveau européen, aura peut-être eu pour effet l’assouplissement de la loi Évin qui aura depuis 2015 relancé les débats autour de cette loi. « L’esprit du texte a été dénaturé par un amendement à la loi santé de 2015, établissant une distinction perverse entre marketing interdit et information autorisée » (Dubois et al., 2017). Selon l’ancien ministre Claude Évin, « on a introduit dans la loi une fausse distinction, entre publicité et information, qui permettra de présenter le vin ou d’autres alcools comme un produit attractif » (Évin, 2016).
Au point que cette version 2015 de la loi Évin ne semble pas protéger efficacement les jeunes contre l'exposition à la publicité pour l'alcool en France (Gallopel-Morvan et al., 2017). « Les remaniements de la législation définissant les possibilités de promotion publicitaire des boissons alcooliques ont fait perdre toute cohérence à ces textes. Il est maintenant possible par exemple de faire une publicité pour l'alcool par affichage sur un stade. Il faut redonner une logique à cette législation en revenant aux principes que nous avions décrits dans le rapport de santé publique de 1989, en interdisant la publicité par l'image qui s'impose à tous, notamment aux enfants et aux adolescents » (Source : www.securite-sanitaire.org/alcool/pubalcool.htm). Désormais, il est effectivement de notoriété publique que la loi Évin offre des failles pour ceux qui souhaitent les exploiter amenuisant l’idée d’un possible protectionnisme « dur » lié à cette loi Évin.
2. Quel protectionnisme ? Les failles largement exploitées de la loi Évin.
La loi Évin est une liste positive de supports et de pratiques autorisées pour la communication sur le vin. Par exemple, la loi Évin autorise la publicité sur le vin à la radio (sous certaines conditions d’horaires et de programmes), sans interdire explicitement celle à la télévision ou au cinéma. Cela suggère déjà un premier problème marketing. Les annonceurs ne peuvent pas connaitre a priori, le sort réservé à leur campagne. Il existe donc des risques induits par cette incertitude. La loi Évin interdit donc « implicitement » toute incitation directe à la consommation, toute suggestion du caractère festif, convivial, collectif de l’alcool et enfin toute association d’images ou de symboles (sensualité-sexe, enfants) avec la consommation de vin.
Deux tendances factuelles doivent être signalées à ce stade de la réflexion : d’abord, il n’y a pas eu de chute drastique de la consommation d’alcool, autre que celle tendancielle enregistrée depuis une cinquantaine d’années (nous sommes passés en France de 150 litres en moyenne dans les années 50 à 47 litres par habitant actuellement). Au contraire, il a été enregistré une augmentation des comportements à risque et des épisodes d’ivresse, notamment chez les 18-35 ans. Ensuite, la loi Évin ne s’est pas accompagnée d’une chute des dépenses publicitaires. Pour le vin, celles-ci ont même augmenté avec quelques réorientations : davantage de communication sur Internet pour les marques collectives depuis une dizaine d’années et moins de communication à la radio (Cheriet, 2013).
Depuis son adoption, la loi Évin a connu de nombreuses modifications, correspondant le plus souvent aux évolutions de l’environnement institutionnel et économique, mais aussi aux efforts de lobbying des différents acteurs. En 1992, il y a eu l’autorisation de nouvelles tranches horaires pour la diffusion de publicités à la radio. En 1994, l’autorisation de la publicité par affichage, et 1998, l’autorisation de la vente d’alcool dans les buvettes des stades (pour rappel, il s’agit de l’année de l’organisation de la coupe du monde de football par la France). En 2004, est introduite l’autorisation de la publicité comportant des références aux terroirs de production et des caractéristiques sensorielles/organoleptiques du produit pour les organisations collectives (AOP et publicité collective). En 2009, Internet comme support est autorisé avec un contrôle sur l’âge (vente d’alcool interdite aux moins de 18 ans) et enfin en 2015 est adopté dans le cadre de la Loi Santé l’article 4 ter autorisant des contenus d’information œnologique ou de terroir
Sur le plan marketing, la loi Évin a conduit à restreindre la communication, aboutissant parfois à des interdictions ou des suspensions de campagnes de communication pour diverses raisons (voir annexe 1) : incitation à boire, slogan ou image associant des symboles avec la consommation d’alcool, etc. La loi a aussi conduit à des modifications dans les démarches de communication des entreprises françaises, en France et à l’international. En France, cela a conduit les entreprises à mettre le produit au centre de la communication (cela est possible surtout pour les grandes marques), à utiliser les suggestions et les mises en scènes ou à utiliser l’ambiguïté des messages. Nous citerons un exemple qui a fait couler beaucoup d’encre à l’époque. Celui de Interloire, interprofession des vins d’Anjou-Touraine (2006), qui avait lancé une campagne avec pour slogan : « Qui ose dire que jeunesse ne rime pas avec délicatesse ? ». Le visuel montrait deux verres de rosé qui se rapprochaient.
La campagne a été interdite en première instance pour des raisons de cible (jeunesse) et d’incitation à boire (des verres qui trinquent), mais autorisée par la suite. Interloire avait justifié le choix des mots Jeunesse et Délicatesse par les qualités œnologiques du vin et l’utilisation de ces termes de références dans la dégustation du produit. Cette utilisation de l’ambiguïté des mots et des slogans fait partie des stratégies de « contournement » sur lesquelles nous reviendrons dans la section suivante. Sur le plan de la communication des entreprises françaises à l’international, des adaptations sont également à signaler selon les différences de réglementation dans les pays ciblés. Enfin, ces évolutions de la loi Évin, les stratégies des entreprises ainsi que leur adaptation à l’international, suggèrent toutes de réexaminer les objectifs et le contenu de la loi pour une meilleure communication sur le vin des entreprises françaises en France et à l’international.
2.a. Plusieurs « stratégies de contournement » mobilisées
Afin de s’adapter aux restrictions imposées par la loi Évin, les entreprises mobilisent différentes stratégies, cf. Cheriet (2013) repris par Duquesnois (2015). Une première stratégie de contournement consiste d’abord à jouer sur l’ambiguïté des mots, à utiliser des slogans, messages et mises en scènes. Comme rappelé avec l’exemple du slogan de la campagne de Interloire en 2006, il s’agit de faire valoir les caractéristiques organoleptiques du produit. Cela peut quand même donner lieu à des interdictions. Une marque de champagne en a fait les frais (voir annexe 1) avec son slogan la « vie en rose », même si elle s’était défendue en rappelant la couleur du produit, son goût, ou la légèreté par rapport au pétillement. Certaines affiches utilisent également des suggestions sans pour autant mettre en scène des personnages, laissant au client le soin de créer son propre univers avec le produit.
La seconde stratégie de contournement porte sur les communications collectives et qui remettent le produit « vin » au centre de la publicité ou de l’affiche. Cela peut être vérifié dans les campagnes de la marque collective Sud de France par exemple. La troisième stratégie consiste à exploiter les « brèches réglementaires internationales ». Ainsi, les différences de lois permettent à certaines entreprises de communiquer en France à partir de l’étranger. Par exemple, l’entreprise française Cellier des Dauphins a communiqué lors d’un match de rugby au Pays de Galles. Il est facile de deviner que ce n’était pas la clientèle galloise qui était particulièrement visée, mais les consommateurs français, car le match était retransmis sur une grande chaîne de télévision en prime time (France 2 à 21h) (voir annexe 2). La quatrième stratégie consiste à créer des évènements sportifs ou culturels dédiés, alors même que le sponsoring est interdit. Par exemple, Cabernet d’Anjou a créé un évènement culturel parisien (Art By Anjou) avec une affiche reprenant les codes couleurs (rose) et l’image d’une bouteille de vin. Cela est aussi le cas pour le Marathon du Médoc où l’affiche contient un verre de vin.
La cinquième stratégie est plus intuitive et relève des actions non contrôlées, notamment présentes sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’ambush marketing ou des marques s’associent de manière délibérée à des personnages ou des évènements à forte notoriété sans leur consentement. La sixième stratégie, probablement la plus efficace, est le placement de produit. Pour rappel, les publicités avant et après un film sont interdites par la loi Évin, mais au nom de la liberté de création artistique, aucune restriction n’empêche un produit d’être visible, dégusté, commenté, ou cité... dans le film. Profitant d’un flou quant à la réglementation européenne et française (au moins jusqu’à 2013), plusieurs entreprises ont érigé le placement comme principal axe de communication. Au-delà des marques de champagne qui se placent dans les grands films hollywoodiens, de nombreuses autres entreprises viticoles plus modestes ont réussi à placer leurs produits dans des productions françaises ou internationales (Cheriet, 2020). Par exemple, Château Angélus a été présent dans une trentaine de films durant les 4 dernières décennies, avec parfois des effets immédiats en termes de notoriété internationale (voir annexe 2).
2.b. Des adaptations des entreprises françaises à l’international
En fin de compte, la loi Évin a permis aux entreprises viticoles françaises d’ « innover » en termes de marketing. Elles s’adaptent à un cadre légal complexe mais sont aussi contraintes de distinguer leurs campagnes françaises et internationales. Cela implique davantage de dépenses marketing et parfois une déconnexion totale ente la communication en France versus celle à l’international.
Pour les grandes marques, notamment de champagne, cela ne semble pas trop poser de problèmes en termes de coûts ou de créativité. Trois exemples dans ce sens (voir annexe 3). Le premier porte sur une marque de champagne du groupe LVMH. La campagne française représente un produit au centre de l’affiche, sans mise en scène, ni risque d’inciter à la consommation ou suggérer une association de symbole. La campagne internationale reprend les codes de communication du secteur du luxe et du groupe (égérie, château, etc.) mais regroupe les « interdits » de la loi Évin : sensualité, incitation à boire, des dizaines de bouteilles et de coupes suggérant une consommation collective…
Le second exemple concerne une campagne pour les vins de Bordeaux. La campagne internationale montre une scène de fin de repas en extérieur (Jardin) avec la présence d’au moins 5 personnes et autant de verres et de bouteilles de vin (voir annexe 3). Ce caractère collectif aurait pu donner lieu à une interdiction pour incitation à la consommation. Pour la campagne française, un « copié-collé » a été effectué sur le centre de l’image reprenant du vin avec d’autres produits agricoles et alimentaires, donnant lieu à une communication sur les produits de terroir. Cette orientation reste compatible avec l’esprit de la loi Évin. Le dernier exemple porte sur une prestigieuse marque de champagne et la comparaison des campagnes française et internationale s’apparente à un jeu des « sept erreurs » (voir annexe 3). Il est facile de constater que la robe (longueur, épaules, etc.) et les chaussures sont différentes, ainsi que la posture (visage tourné, verre à la main, sourire, position des pieds, etc.). De même, dans l’affiche française, l’image ne se suffit pas à elle-même et il y a un besoin d’afficher la marque et son slogan (avec la mention légale), chose qui n’est pas nécessaire pour l’affiche internationale.
Ces trois exemples permettent de constater que les entreprises du vin adaptent leurs campagnes de communication aux réglementations en vigueur. Dans le cas de la France, la loi Évin les contraint à davantage de précaution quant à l’interprétation des messages, des symboles et des codes graphiques. Cela nécessite des compétences marketing et engendre des coûts supplémentaires. Cela est également possible lorsque les marques sont fortes, ce qui n’est malheureusement pas le cas pour la plupart des entreprises du vin en France.
2.c. Une évolution souhaitée de la loi Évin pour une meilleure communication sur le vin
En analysant les évolutions de la consommation d’alcool et de vin en France avant et après l’adoption de la loi Évin, force est de constater que les objectifs de réduction des épisodes de consommation à risque en réduisant l’exposition à la publicité pour l’alcool, n’ont pas été totalement atteints, bien au contraire. Mais en cela, la loi Évin n’est probablement pas à incriminer car de nombreux autres facteurs sont en jeu : évolution démographique, changement dans les pratiques de consommation, autres stratégies de communication des entreprises (mécénat, lobbying, associations de marques, publicité indirecte, promotion sur les lieux de vente, et plus récemment l’utilisation des réseaux sociaux : influenceurs, blogueurs, etc.).
Par ailleurs, et parallèlement au cadre réglementaire de la loi Évin, les campagnes de prévention menées dans le cadre de la lutte contre la consommation d’alcool (sécurité routière, lutte contre l’alcoolisme) ont connu en France des résultats mitigés. Le plus souvent, elles étaient basées sur un sentiment de culpabilisation individuelle ou collective et un esprit répressif en dehors de tout effort d’éducation à la consommation.
Cela suggère néanmoins le besoin de mener une réflexion sur les évolutions possibles de la loi Évin, en dehors des jeux de lobbying et dans un esprit de santé publique et de préservation de l’intérêt de la filière viticole. Il s’agira d’abord de revenir aux objectifs initiaux de la loi : prévenir contre les comportements à risque des plus jeunes, avec notamment des campagnes éducatives, mêlant information et humour. Une telle approche a été testée dans d’autres pays (Suisse et Québec) avec des résultats satisfaisants. Ensuite, il s’agira probablement d’adapter l’esprit de la loi pour clarifier les « interdits » dans une optique d’accompagner les annonceurs et les responsables marketing des entreprises par des programmes de formation ou une instance qui se prononcerait a priori sur les campagnes publicitaires envisagées. De même, il est indispensable que la loi s’adapte aux nouvelles tendances de consommation (prévention du binge drinking par exemple), aux pratiques renouvelées des entreprises (les publicités indirectes par exemple) et aux nouveaux supports de communication (réseaux sociaux et influenceurs).
Enfin, et pour le vin de manière spécifique, il faudrait comme le réclament de nombreuses associations (Vin & Société par exemple), introduire des amendements spécifiques eu égard aux caractéristiques propres de la filière en termes de moyens marketing et de présence de marques. On ne peut continuer à traiter de manière identique la campagne d’une appellation collective de petite taille (les vins du Jura par exemple) et celle d’une grande marque de spiritueux ou de bières par exemple.
Conclusion
Depuis sa création et à travers ses nombreuses évolutions, la loi Évin caractérise l’équilibre entre un cadre légal restrictif et des stratégies d’adaptation des entreprises en termes de communication. Pour le vin en particulier, une vision commune semble possible en France, entre les défenseurs de la santé publique et les défenseurs d’une promotion responsable de vins issus de petits domaines privilégiant la culture et l’information. Reste à observer les réactions des défenseurs de la loi Évin face à la croissance des audiences sur internet, à l’appropriation des réseaux sociaux par les vignerons, à l’émergence de « youtubeurs » français et étrangers ou encore face aux nouvelles stratégies des entreprises (lobbying, mécénat, publicités indirectes, etc.).
En outre, nous pouvons toutefois nous demander si ce rempart que constitue la loi Évin est soutenable dans le temps. La dissonance entre la loi française et la loi européenne offre un vide juridique dont pourraient tirer parti les groupes internationaux des vins étrangers mais aussi français. La loi Évin devra donc s’adapter aux nouvelles stratégies des entreprises et aux contextes de consommation en France et à l’étranger. Enfin, la France ne doit pas se tromper de combat. La loi Évin n’est pas l’unique rempart à l’arrivée de vins étrangers. Le faible succès de ces derniers en France, relève davantage des spécificités des comportements d’achat des Français que d’échecs ou de difficultés de communication de ces marques. L’adaptation de la loi Évin est certes nécessaire, mais une trop grande focalisation par les acteurs nationaux sur la nécessité d’assouplir davantage encore la loi Évin ne doit pas occulter les stratégies des grands groupes internationaux ni le protectionnisme économique dont témoignent d’autres pays.
Annexe 1. : Exemples de campagnes de communication interdites

Interdite par la Cour d'appel de Paris, 16 janvier 2008
Association trop forte entre consommation d’alcool et vie en rose

Interdite par la Cour d'appel de Paris, 9 juin 2004
Visuel féminin sensualité et vin

Interdite par le TGI de Paris, 18 mars 2004
Personne jeune et souriante - incitation à boire
Annexe 2. : Illustrations des stratégies de contournement

Campagne Interloire 2006 : « Qui ose dire que jeunesse ne rime pas avec délicatesse »

« Le CSA ne peut s’opposer à la diffusion en France d’une chaine européenne déjà diffusée chez nos voisins » J. Dumont, directeur de la chaîne.
Communication lors d’un évènement sportif :
Match de Rugby, Pays de Galles, 17 mars 2012, diffusée sur France2.

« Je ne pouvais pas imaginer à quel point cela allait booster la reconnaissance de notre vin à l’étranger. L’effet fut immédiat et perdure, je reviens d’un voyage en Asie et l’on m’en parle encore... » Hubert De Bouärd, directeur Marketing, Angélus
Château Angélus, scène tirée de Casino Royal, 2006
Annexe 3. : Adaptation des campagnes à l’international

Campagne internationale versus campagne française
Campagne internationale versus campagne française
Campagne internationale versus campagne française
Notes
- Dupont J. (2013) : « Au pays des grands crus, elle interdit toute publicité et toute communication portant sur le plaisir du vin, alors que celui-ci représente la seconde rentrée de devises après l'aéronautique et que le repas gastronomique à la française est inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO ! D'où vient cette idéologie de la culpabilité qui confine parfois au ridicule ? Ne serait-il pas temps de privilégier l'éducation et l'apprentissage du goût ? ».
- Déclaration de la ministre de l’époque (2018), Agnès Buzyn sur le plateau de France Télévision : la mention [à consommer avec modération] des étiquettes est caduque : « aujourd’hui, le vrai message de santé publique serait : l’alcool est mauvais pour la santé. [Consommer avec modération] est un message ancien, ce qui ne veut pas dire que l’on ne reviendra pas dessus ».
- Article 4 ter, Loi Santé (Marisol Touraine) « Ne sont considérés comme une publicité ou une propagande (…) les contenus, les images, représentations, descriptions, commentaires ou références relatifs à une région de production, à une toponymie, à une référence à une indication géographique, à un terroir, à un itinéraire, à une zone de production, au savoir-faire, à l’histoire ou au patrimoine culturel, gastronomique ou paysager liés à une boisson alcoolique disposant d’une identification de la qualité, ou de l’origine, ou protégée (…) ».
Références
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- • CHERIET F., HANNIN H., (2020), « Le vin, le marketing et le management : spécificités et enjeux, chapitre introductif », In Cheriet F., Maurel C., Amadieu P., Hannin H., (eds), (2020), Management et marketing du vin : opportunités pour les entreprises et enjeux pour la filière, Edition ISTE, Paris, p.5-26.
- • CHERIET F., (2020), « La présence des vins dans les films français : Loi Évin, communication et placement », In Cheriet F., Maurel C., Amadieu P., Hannin H., (eds), (2020), Management et marketing du vin : opportunités pour les entreprises et enjeux pour la filière, Edition ISTE, Paris, p. 245-268.
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- • DUPONT J., (2013), Invignez-vous, Editions Grasset, Paris, 144 pages.
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