L’ obligation de conditionnement des vins dans l’aire de production
Résumé
La question de la localisation du conditionnement des vins est au cœur d’une épineuse question, propre à l’économie libérale, celle de la tension constitutive entre deux exigences fondamentales, la liberté du commerce d’une part et la protection des droits de propriété industrielle et commerciale d’autre part.
L’obligation de conditionnement des vins dans l’aire de production
La question de la localisation du conditionnement des vins est au cœur d’une épineuse question, propre à l’économie libérale, celle de la tension constitutive entre deux exigences fondamentales, la liberté du commerce d’une part et la protection des droits de propriété industrielle et commerciale d’autre part.
Cette tension n’est pas nouvelle, comme en témoigne l’histoire de l’ancien privilège des vins de Bordeaux. Ce privilège consistait à accorder aux vins produits par les habitants à l’intérieur de la sénéchaussée un monopole d’expédition depuis le port de Bordeaux, pour une période comprise entre les vendanges et la Saint-Martin, à savoir le 11 novembre. L’expédition des vins vers l’Angleterre était même réservée jusqu’à Noël, ce qui assurait aux producteurs de vins de Bordeaux un avantage considérable sur le terrain commercial. Sous l’influence des idées libérales naissantes, Turgot avait réussi, un mois avant sa chute, à faire adopter par Louis XVI, en avril 1776, un édit ordonnant la libre circulation des vins dans le royaume de France et leur libre exportation, qui mettait notamment fin à ce privilège. Le conflit fut tel que le roi décida de suspendre l’application de cet édit en Guyenne dès le mois de novembre, soit à peine sept mois plus tard
À l’intérieur de ce mouvement, la reconnaissance des appellations d’origine et des indications géographiques, comme droits de propriété industrielle et commerciale, à l’intérieur de la famille des signes distinctifs, mais possédant une nature propre, fut non seulement une étape déterminante, mais constitue le véritable fondement juridique solide sur lequel peuvent se fonder des exceptions à la liberté du commerce indispensables à sa juste régulation
Le droit en vigueur est le fruit de cet équilibre, mais les résistances demeurent vives et freinent le développement de l’obligation du conditionnement des vins dans l’aire de production.
I. Les règles gouvernant la localisation du conditionnement des vins
Si la liberté de vendre du vin en vrac, c’est-à-dire non conditionné, demeure le principe, il n’en reste pas moins que le droit de l’UE reconnaît aux opérateurs le droit d’imposer le conditionnement du vin bénéficiant d’une indication géographique dans la zone de production.
A. La liberté de principe de la vente du vin en vrac
Le principe selon lequel on peut vendre librement du vin, conditionné ou non, ne fait pas l’objet d’une affirmation explicite et solennelle dans les textes applicables au droit viticole. Il résulte en réalité de l’application du principe général de la liberté du commerce et de l’industrie et de son corollaire qu'est la liberté de circulation des marchandises, des services et des capitaux. Ce principe ne souffre pas de restrictions particulières en ce qui concerne les vins sans indication géographique. S’agissant des vins bénéficiant d’une indication géographique, qu’il s’agisse d’une indication géographique protégée ou d’une appellation d’origine protégée, l’article 93 du règlement du Parlement européen et du conseil n° 1308/2013, portant organisation commune des marchés des produits agricoles, exige seulement que soit réalisé, dans la zone de production délimitée, le cycle qui va de la vendange à la transformation du raisin en vin, c’est-à-dire la vinification
B. La liberté d’imposer le conditionnement dans l’aire de production pour les vins bénéficiant d’une indication géographique
Les textes en vigueur dans le droit de l’Union européenne permettent aujourd’hui explicitement cette possibilité, laquelle fut d’abord consacrée par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.
1. La jurisprudence fondatrice de la Cour de justice de l’Union européenne
Édicter l’exigence du conditionnement dans l’aire de production se heurte frontalement au principe de liberté de circulation des marchandises dans l’Union européenne. L’article 35 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (Traité CE, ancien art. 29) prohibe en effet entre les États membres « les restrictions quantitatives à l’exportation, ainsi que toutes mesures d’effet équivalent ». Cette interdiction n’est toutefois pas absolue, car l’article 36 du même traité (Traité CE, ancien art. 30) prévoit que les dispositions de l’article 30 « ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d’importation, d’exportation ou de transit, justifiées par des raisons de moralité publique, d’ordre public (…) ou de protection de la propriété industrielle ou commerciale ». Or, les appellations d’origine, comme les indications géographiques en général, appartiennent, en droit positif, international, européen et interne, à la catégorie des droits de propriété industrielle et commerciale
Les deux arrêts sont relatifs à la législation espagnole posant une interdiction d’exporter en vrac le vin provenant de la région de Rioja
2. L’intégration de la jurisprudence dans la réglementation européenne en vigueur
L’article 94 du règlement (UE) du Parlement européen et du Conseil n° 1308/2013 prévoit que la demande d’enregistrement d’une AOP ou d’une IGP présentée par un groupement de producteurs est accompagnée d’un cahier des charges faisant l’objet d’une procédure d’homologation par la Commission européenne
Le cahier des charges peut encore prévoir une exception pour la vinification ou le conditionnement en permettant leur réalisation dans une zone à proximité immédiate de la zone géographique délimitée ou dans une zone située dans la même unité administrative ou dans une unité administrative voisine conformément aux règles nationales
Le droit de l’UE étant clairement fixé dans le sens de la possibilité d’imposer le conditionnement dans l’aire de production, ou dans une aire située à proximité immédiate, on aurait pu penser que cette obligation connaîtrait une expansion pour les appellations d’origine françaises. Ce n’est toutefois pas le cas en raison de tensions assez vives dans la filière viticole sur ce sujet.
II. Le développement conflictuel de l’obligation de conditionnement dans l’aire de production
L’étude des cahiers des charges démontre que pour l’instant peu nombreuses sont les appellations françaises ayant adopté une obligation d’embouteillage dans la zone de production ou dans une zone immédiatement située à proximité de celle-ci
A. L’argument consacré de la protection de la qualité des vins
L’argumentation de principe retenue dans les trois arrêts du Conseil d’État est identique. La haute juridiction souligne en effet, en exergue de sa motivation, qu’il « résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, notamment de l’arrêt rendu le 16 mai 2000 dans l’affaire C-388/95, Royaume de Belgique c/ Royaume d’Espagne, qu’une réglementation nationale relative aux vins d’appellation d’origine et limitant la quantité de vin pouvant être exportée en vrac et conditionnée en dehors de la région de production est compatible avec le droit de l’Union européenne à la double condition qu’elle soit nécessaire pour que l’appellation d’origine remplisse sa fonction spécifique, qui est de garantir que le produit qui en bénéficie provient d’une zone géographique déterminée et présente des qualités particulières, et qu’elle ne soit pas disproportionnée. En particulier, une telle réglementation est justifiée lorsque l’embouteillage dans la région de production imprime au vin des caractères particuliers, de nature à l’individualiser, ou s’il est indispensable à la conservation de ces caractères particuliers »
Toutefois, dans les deux arrêts du 22 mai 2017 (AOC Côtes de Bergerac et AOC Banyuls), le Conseil d’État censure les cahiers des charges sur un point qui leur était commun, à savoir que le conditionnement devait être réalisé par les récoltants eux-mêmes. À cet égard, le Conseil d’État estime qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que ces mêmes garanties ne pourraient pas être également réunies par des entreprises établies localement autres que les récoltants, tels que des négociants, disposant d’installations situées dans l’aire géographique de production.
Il est donc loisible de constater que la plus haute juridiction administrative française rejoint la position exprimée par la Cour de justice de l’Union européenne, en ce qui concerne le lien qui existe entre la préservation des caractères distinctifs des vins d’appellation d’origine et leur conditionnement dans leur région de production. L’obligation de conditionnement des vins dans la région production est ainsi justifiée par la préservation de la qualité et de la typicité des vins en cause. La Cour de justice de l’Union européenne avait également retenu un autre argument, celui de la préservation de l’authenticité des vins, qui est également mentionné par l’article 4 du règlement 2019/33, mais qui n’a pas encore été développé par les appellations d’origine françaises.
B. L’argument négligé de la protection de l’authenticité du vin
La Cour de justice de l’Union européenne, dans l’arrêt déjà évoqué du 16 mai 2000, avait fondé son argumentation sur l’appartenance des appellations d’origine à la catégorie juridique des droits de propriété industrielle et commerciale. C’est plus précisément la protection due à la propriété industrielle et commerciale qui permet à une pratique commerciale en soi restrictive de concurrence d’être justifiée et d’échapper à la censure. Pour la Cour, cette justification tient à la légitimité de préserver tant la qualité, que l’authenticité du vin. L’article 4 du règlement 2019/33 retient expressément comme motifs pouvant justifier cette exigence du conditionnement dans la zone de production, tant la sauvegarde de la qualité, que la garantie de l’origine ou la nécessité d’assurer des contrôles. Il est indéniable qu’il est illusoire de parler de protection de la propriété industrielle et commerciale, à défaut d’instaurer un système efficace de garantie de l’origine des produits, c’est-à-dire de leur authenticité. Or, le vin est un produit miscible par nature et rien n’est plus difficile que de le préserver des fraudes sur son origine, qui sont légion depuis que le commerce du vin existe. Toute l’histoire du droit viticole en témoigne, et particulièrement l’histoire du droit français, tout spécialement à partir de la IIIe République, lorsqu’il fut nécessaire d’apporter une réponse au développement endémique des fraudes qui suivirent la crise phylloxérique
Il est difficilement contestable que les contrôles portant sur la qualité et l’authenticité du vin soient plus facilement réalisables dans la région de production, au plus près des lieux de vinification. Les organes essentiels de contrôle sont en France les organismes de défense et de gestion des appellations d'origine
Notes
- H. Kehrig, Le privilège des vins à Bordeaux, éd. Masson-Féret, Paris-Bordeaux, 1886, p. 2.
- J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, éd. LexisNexis, Paris, 2020, nos 176 s., p. 83 s.
- O. Serra, Le législateur et le marché vinicole sous la Troisième République, thèse dactyl., Bordeaux, 2012.
- Sur la qualification, v. J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 250 à 270, p. 112 à 122.
- Cf. J-M. Bahans, « L'indication géographique : essor d'un droit de propriété intellectuelle au service du développement économique durable et local », in Les politiques commerciales vinicoles d'hier à aujourd'hui, sous la dir. d'Olivier Serra, Bordeaux, éd. Féret, oct. 2016, p.11-27.
- Cf. J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., n° 282 p. 126 et nos 809 à 811, p. 376 à 378.
- Cf. J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 250 s., p. 112 s.
- Cf. J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 810 s., p. 376 s.
- D. royal n° 157/88, 22 févr. 1988, relatif aux règles qui régissent les appellations d’origine, les appellations d’origine qualifiée et leurs règlements respectifs.
- C. Prieto, La liberté économique de libre circulation des marchandises et les égards dus aux vins d’appellation d’origine contrôlée : Droit 21 2001, ER 020, p. 3.
- CJCE, 9 juin 1992, aff. C-47/90, aff. Éts Delhaize : Rec. CJCE 1992, I, p. 03669.
- C. Prieto, op. cit., n° 19, p. 9.
- CJCE, 16 mai 2000, aff. C-388/95, aff. Belgique c/ Espagne : Rec. CJCE 2000, I, p. 03123.
- C. Prieto, op. cit., n° 3, p. 4.
- Sur ce sujet : cf. J. Audier, Les aspects juridiques de la mise en bouteille des vins dans la région de production : Bull. OIV 1988, 693-694, p. 1051.
- Cf. J.-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., n° 277 s, p. 124 s. Voir aussi : J-M. Bahans, Le goût des vins bénéficiant d’une indication géographique : la description juridique des caractéristiques des vins, in Vin, droit et santé – Septième millésime, LEH éd., 2020.
- Règl. (CE) n° 479/2008 du Conseil du 29 avr. 2008, art. 35 et Règl. (CE) de la Commission, n° 607/2009, du 14 juillet 2009, art. 8.
- Règl. délégué (UE) 2019/33 de la Commission, du 17 oct. 2018, art. 4.
- Règl. (UE) 2019/33, art. 4 et 5.
- CE, 9 mars 2012, n° 334575.
- CE, 17 déc. 2013, n° 356102.
- CE, 3e et 8e ch. réunies, 27 janv. 2017, n° 388054. V. concl. V. Dumas, rapporteur public : RD rur. avr. 2017, comm. 120, p. 45.
- Nous remercions Monsieur Laurent FIDELE, délégué territorial Aquitaine Poitou-Charentes de l’INAO, pour nous avoir communiqué les informations sur lesquelles se base notre étude.
- Il s'agit des AOP suivantes : Alsace, Banyuls, Cadillac, Corbières Boutenac, Côtes de Bergerac, Floc de Gascogne, Gros Plant du Pays Nantais (sur lie), Maury, Montravel, Muscadet Côteaux de la Loire (mention sur lie), Muscadet Côtes de Grandlieu (mention sur lie), Muscadet Sèvre et Maine (mention sur lie + les 7 dénominations géographiques complémentaires), Muscat de Lunel (mention Muscat de Noël), Muscat de Rivesaltes, Muscat de Saint-Jean de Minervois (mention Muscat de Noël), Pessac Léognan, Pineau des Charentes, Rasteau (vin doux naturel), Rivesaltes, Saint-Emilion grand cru.
- CE, 3 oct. 2016, n° 388585 (AOC Rivesaltes et Muscat de Rivesaltes) ; CE, 22 mai 2017, n° 386746 (AOC Côtes de Bergerac) et CE, 22 mai 2017, n° 397570 (AOC Banyuls).
- Cf. CE, 22 mai 2017, n° 386746 (AOC Côtes de Bergerac), point 7. On retrouve cette argumentation à l’identique dans les deux autres arrêts précités : CE, 3 oct. 2016, n° 388585 (AOC Rivesaltes et Muscat de Rivesaltes) et CE, 22 mai 2017, n° 397570 (AOC Banyuls).
- O. Serra, Le législateur et le marché vinicole sous la Troisième République, op. cit. ; JM. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 181 s., p. 85 s.
- J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 352 s., p. 159 s.
- J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 364 s., p. 164 s.
- J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 23 s., p. 10 s. ; n° 351, p. 159 et nos 15-16, p. 7-8.
- J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 1127 s., p. 550 s. et nos 15-16, p. 7-8.
- J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 181 s., p. 85 s. et nos 15-16, p. 7-8.
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