Droit de la propriété intellectuelle vitivinicole

L’ obligation de conditionnement des vins dans l’aire de production

Résumé

La question de la localisation du conditionnement des vins est au cœur d’une épineuse question, propre à l’économie libérale, celle de la tension constitutive entre deux exigences fondamentales, la liberté du commerce d’une part et la protection des droits de propriété industrielle et commerciale d’autre part.

L’obligation de conditionnement des vins dans l’aire de production

La question de la localisation du conditionnement des vins est au cœur d’une épineuse question, propre à l’économie libérale, celle de la tension constitutive entre deux exigences fondamentales, la liberté du commerce d’une part et la protection des droits de propriété industrielle et commerciale d’autre part.

Cette tension n’est pas nouvelle, comme en témoigne l’histoire de l’ancien privilège des vins de Bordeaux. Ce privilège consistait à accorder aux vins produits par les habitants à l’intérieur de la sénéchaussée un monopole d’expédition depuis le port de Bordeaux, pour une période comprise entre les vendanges et la Saint-Martin, à savoir le 11 novembre. L’expédition des vins vers l’Angleterre était même réservée jusqu’à Noël, ce qui assurait aux producteurs de vins de Bordeaux un avantage considérable sur le terrain commercial. Sous l’influence des idées libérales naissantes, Turgot avait réussi, un mois avant sa chute, à faire adopter par Louis XVI, en avril 1776, un édit ordonnant la libre circulation des vins dans le royaume de France et leur libre exportation, qui mettait notamment fin à ce privilège. Le conflit fut tel que le roi décida de suspendre l’application de cet édit en Guyenne dès le mois de novembre, soit à peine sept mois plus tard1. C’est finalement la Révolution française qui conduisit à l’abolition de ce privilège, qui ne survécut pas à la nuit du 4 août 1789. Si la Révolution favorisa incontestablement la libre circulation des vins, elle entraîna dans son cortège une expansion des fraudes relatives à l’origine des vins. Après quelques timides tentatives au XIXe siècle, il fallut attendre la loi du 1er août 1905 pour que soit instaurée une efficace répression des fraudes relatives à l’origine des vins, et notamment des fraudes relatives aux appellations d’origine2. Le droit viticole connût ensuite, tout au long du XXe siècle et encore à l’orée du XXIe siècle, une longue marche consacrant, par différentes étapes législatives et réglementaires, la protection des appellations d’origine, et plus largement la protection des indications géographiques, et par là celle de l’authenticité et de la qualité des vins3.

À l’intérieur de ce mouvement, la reconnaissance des appellations d’origine et des indications géographiques, comme droits de propriété industrielle et commerciale, à l’intérieur de la famille des signes distinctifs, mais possédant une nature propre, fut non seulement une étape déterminante, mais constitue le véritable fondement juridique solide sur lequel peuvent se fonder des exceptions à la liberté du commerce indispensables à sa juste régulation4. Le libéralisme économique ne peut en effet fonctionner sous la seule loi de la liberté sauf à se détruire et c’est la raison pour laquelle son développement historique fut accompagné par un développement corollaire du droit de la concurrence, du droit de la propriété industrielle et commerciale et du droit social5. La question de la localisation du conditionnement des vins d’appellation d’origine s’inscrit dans cette perspective. Le principe de la liberté du commerce, et l’un de ses corollaires qu’est le principe de liberté de circulation des marchandises et des services, conduit à admettre que l’on peut vendre du vin non conditionné, si le producteur et l’acheteur professionnel, le plus souvent un négociant, s’entendent sur les termes de cette transaction. Toutefois, la légitime protection de ce droit de propriété industrielle et commerciale qu’est l’appellation d’origine implique de reconnaître la possibilité pour les opérateurs d’adopter des dispositions protectrices de la qualité et de l’authenticité de leurs produits.

Le droit en vigueur est le fruit de cet équilibre, mais les résistances demeurent vives et freinent le développement de l’obligation du conditionnement des vins dans l’aire de production.

I. Les règles gouvernant la localisation du conditionnement des vins

Si la liberté de vendre du vin en vrac, c’est-à-dire non conditionné, demeure le principe, il n’en reste pas moins que le droit de l’UE reconnaît aux opérateurs le droit d’imposer le conditionnement du vin bénéficiant d’une indication géographique dans la zone de production.

A. La liberté de principe de la vente du vin en vrac

Le principe selon lequel on peut vendre librement du vin, conditionné ou non, ne fait pas l’objet d’une affirmation explicite et solennelle dans les textes applicables au droit viticole. Il résulte en réalité de l’application du principe général de la liberté du commerce et de l’industrie et de son corollaire qu'est la liberté de circulation des marchandises, des services et des capitaux. Ce principe ne souffre pas de restrictions particulières en ce qui concerne les vins sans indication géographique. S’agissant des vins bénéficiant d’une indication géographique, qu’il s’agisse d’une indication géographique protégée ou d’une appellation d’origine protégée, l’article 93 du règlement du Parlement européen et du conseil n° 1308/2013, portant organisation commune des marchés des produits agricoles, exige seulement que soit réalisé, dans la zone de production délimitée, le cycle qui va de la vendange à la transformation du raisin en vin, c’est-à-dire la vinification6. Il est donc en principe possible de vendre du vin en vrac en dehors de la zone de production et de procéder aux opérations d’assemblage, d’élevage et de conditionnement du vin, non seulement en dehors de celle-ci, mais aussi à destination d’un autre État membre, voire d’un pays tiers à l’UE. Toutefois, le droit de l’Union européenne permet aux opérateurs d’apporter des limites à cette liberté en adoptant des dispositions particulières dans les cahiers des charges des vins bénéficiant d’une indication géographique.

B. La liberté d’imposer le conditionnement dans l’aire de production pour les vins bénéficiant d’une indication géographique

Les textes en vigueur dans le droit de l’Union européenne permettent aujourd’hui explicitement cette possibilité, laquelle fut d’abord consacrée par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.

1. La jurisprudence fondatrice de la Cour de justice de l’Union européenne

Édicter l’exigence du conditionnement dans l’aire de production se heurte frontalement au principe de liberté de circulation des marchandises dans l’Union européenne. L’article 35 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (Traité CE, ancien art. 29) prohibe en effet entre les États membres « les restrictions quantitatives à l’exportation, ainsi que toutes mesures d’effet équivalent ». Cette interdiction n’est toutefois pas absolue, car l’article 36 du même traité (Traité CE, ancien art. 30) prévoit que les dispositions de l’article 30 « ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d’importation, d’exportation ou de transit, justifiées par des raisons de moralité publique, d’ordre public (…) ou de protection de la propriété industrielle ou commerciale ». Or, les appellations d’origine, comme les indications géographiques en général, appartiennent, en droit positif, international, européen et interne, à la catégorie des droits de propriété industrielle et commerciale7. Dès lors, il est parfaitement légitime d’admettre, en matière d’appellations d’origine, des tempéraments à l’interdiction des pratiques restrictives, si celles-ci sont justifiées par une protection légitime des appellations. C’est tout le débat qui se déroula devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) et qui donna lieu à deux arrêts importants, à huit années d’intervalle, le second tranchant en faveur de la possibilité de prévoir une obligation d’embouteillage dans la région de production8.

Les deux arrêts sont relatifs à la législation espagnole posant une interdiction d’exporter en vrac le vin provenant de la région de Rioja9. Ils ont fourni une illustration de l’opposition qui existe entre les pays du sud, producteurs de vins, et les pays du nord, négociants et conditionneurs de vins en vrac10. Dans le premier arrêt, l’arrêt Delhaize, en 1992, la Cour de justice des Communautés européennes était saisie par le tribunal de commerce de Bruxelles, dans le cadre d’une question préjudicielle portant sur la compatibilité de la législation espagnole au Traité instituant la Communauté européenne11. La Cour de justice retint la qualification de pratique restrictive au motif que la législation espagnole traitait différemment l’exportation et la vente du vin sur place. Cette législation ne permettait en effet la vente du vin en vrac que sur autorisation spéciale d’un Conseil régulateur des vins de la Rioja et uniquement à destination des entreprises d’embouteillage approuvées par ledit Conseil12. Pour la Cour de justice, la législation en cause avait pour effet de donner un avantage aux entreprises d’embouteillage situées dans la région de production. Elle fut ainsi jugée discriminatoire pour les entreprises situées ailleurs sur le territoire de la Communauté européenne. Dans l’arrêt Delhaize, la Cour de justice des Communautés européennes écarta l’argument tiré de la justification de cette pratique au nom de la défense de la propriété industrielle et commerciale. C’est sur ce point que la jurisprudence de la Cour évoluera huit ans plus tard13. Durant cette période, la législation espagnole n’avait pas été modifiée. Mieux encore, certains États du sud de l’Europe, comme l’Italie, la Grèce et le Portugal, avaient même renforcé leur législation à ce titre14. C’est ainsi que, poussée par les intérêts des négociants conditionneurs du nord, la Belgique engagea à l’encontre de l’Espagne un recours en manquement sur le fondement de l’article 170 du Traité instituant la Communauté européenne (nouvel art. 260 du TFUE) pour non-respect des articles 30 et 34 du même traité (nouveaux art. 28 et 29). Il faut souligner que le Danemark, les Pays-Bas, la Finlande et le Royaume-Uni intervinrent au soutien des conclusions de l’Espagne, tandis que l’Italie et le Portugal firent de même au soutien des conclusions de l’Espagne. La ligne de fracture nord-sud était donc assez caractérisée. Aux termes de ce second arrêt, la Cour de justice des Communautés européennes ne revint pas sur la qualification de pratique restrictive, qu’elle maintint, mais l’estima justifiée par la protection due à la propriété industrielle et commerciale prévue sur le fondement de l’article 30 du Traité CE (actuel art. 36 du TFUE). La Cour reconnaissait que l’appellation d’origine appartient à la catégorie des droits de propriété industrielle et commerciale, et que la double exigence de qualité et d’authenticité du produit, piliers de la réglementation européenne en cette matière, peut justifier que l’embouteillage et le conditionnement des vins soient réalisés dans la région de production. Le lien entre la préservation de la qualité et de l’authenticité du vin avec la mise en bouteille obligatoire dans la région de production fut ainsi consacré par la jurisprudence communautaire15.

2. L’intégration de la jurisprudence dans la réglementation européenne en vigueur

L’article 94 du règlement (UE) du Parlement européen et du Conseil n° 1308/2013 prévoit que la demande d’enregistrement d’une AOP ou d’une IGP présentée par un groupement de producteurs est accompagnée d’un cahier des charges faisant l’objet d’une procédure d’homologation par la Commission européenne16. Le cahier des charges a vocation à régir les conditions de production et certaines conditions de commercialisation des produits bénéficiant de l’indication géographique. Ce fut le règlement (CE) de la Commission n° 607/2009 du 14 juillet 2009 qui intégra en premier la jurisprudence de la Cour de justice et autorisa expressément les cahiers des charges à imposer le conditionnement dans la zone géographique délimitée ou dans une zone à proximité immédiate de celle-ci. Les cahiers des charges devaient toutefois apporter la justification de cette exigence, lesquelles devaient être objectives, non discriminatoires et compatibles avec la législation européenne17. À la suite de l’abrogation du règlement 607/2009, c’est aujourd’hui l’article 4 du règlement délégué (UE) 2019/33 de la Commission, en date du 17 octobre 2018, qui prévoit une telle disposition. Le texte en vigueur est plus précis que le texte antérieur en ce qui concerne la justification à apporter pour démontrer la pertinence du conditionnement dans la zone géographique en question. Les motifs de cette exigence doivent tenir au fait « de sauvegarder la qualité, de garantir l’origine ou d’assurer le contrôle, compte tenu du droit de l’Union, notamment en matière de libre circulation des biens et de libre prestation des services »18. Cette précision du texte européen est en harmonie avec la jurisprudence antérieure de de justice de l’Union européenne relative à l’appellation d’origine Rioja que nous avons rappelée.

Le cahier des charges peut encore prévoir une exception pour la vinification ou le conditionnement en permettant leur réalisation dans une zone à proximité immédiate de la zone géographique délimitée ou dans une zone située dans la même unité administrative ou dans une unité administrative voisine conformément aux règles nationales19. S’agissant de la délimitation par le cahier des charges d’une aire de vinification ou de conditionnement, à proximité immédiate de la zone de l’appellation, le Conseil d’État a été amené à préciser quelques principes dans trois affaires jugées au sujet de l’AOC Pomerol. Tout d’abord, il faut respecter un principe d’égalité entre les opérateurs situés à proximité immédiate20. Ensuite, la zone doit être définie objectivement et rationnellement et ne pas faire de différence de traitement entre les opérateurs, sauf en présence d’une différence objective de situation ou d’un motif d’intérêt général en rapport avec les objectifs poursuivis par le cahier des charges. Il ne faut pas faire non plus de différence entre des communes à vocation viticole situées à une distance semblable de l’appellation21. Enfin, lorsqu’une zone à proximité immédiate a fait l’objet d’une délimitation dans un cahier des charges, on ne peut ensuite exclure cette possibilité sans en apporter la justification objective, compte tenu des dommages occasionnés aux producteurs concernés22.

Le droit de l’UE étant clairement fixé dans le sens de la possibilité d’imposer le conditionnement dans l’aire de production, ou dans une aire située à proximité immédiate, on aurait pu penser que cette obligation connaîtrait une expansion pour les appellations d’origine françaises. Ce n’est toutefois pas le cas en raison de tensions assez vives dans la filière viticole sur ce sujet.

II. Le développement conflictuel de l’obligation de conditionnement dans l’aire de production

L’étude des cahiers des charges démontre que pour l’instant peu nombreuses sont les appellations françaises ayant adopté une obligation d’embouteillage dans la zone de production ou dans une zone immédiatement située à proximité de celle-ci23. Si l’on excepte la vingtaine d’appellations de vins mousseux, pour lesquelles le conditionnement en bouteille dans l’aire de production est une partie intégrante de leur mode d’élaboration, on dénombre seulement une vingtaine d’appellations de vins tranquilles ayant franchi le pas, sur la totalité des 315 appellations d’origine françaises24. Ce petit nombre s’explique par l’hostilité persistante des maisons de négoce à l’endroit de ce qu’elles considèrent comme une atteinte au développement d’une partie de leurs activités commerciales, mais aussi par la crainte éprouvée par certaines grandes appellations d’origine françaises, pour lesquelles la vente du vin en vrac représente toujours une proportion significative des transactions globales. En témoignent les conflits qui ont eu lieu devant le Conseil d’État en 2016 et 2017, en contestation des dispositions des cahiers des charges de trois appellations françaises ayant choisi d’imposer le conditionnement dans l’aire de production25. L’analyse de cette jurisprudence révèle que l’argumentation choisie par les appellations, pour justifier l’obligation du conditionnement dans l’aire de production, est centrée sur la question de la protection de la qualité des vins, mais néglige celle de la protection de leur authenticité, pourtant reconnue par la jurisprudence de la Cour de justice et la réglementation de l’Union européenne.

A. L’argument consacré de la protection de la qualité des vins

L’argumentation de principe retenue dans les trois arrêts du Conseil d’État est identique. La haute juridiction souligne en effet, en exergue de sa motivation, qu’il « résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, notamment de l’arrêt rendu le 16 mai 2000 dans l’affaire C-388/95, Royaume de Belgique c/ Royaume d’Espagne, qu’une réglementation nationale relative aux vins d’appellation d’origine et limitant la quantité de vin pouvant être exportée en vrac et conditionnée en dehors de la région de production est compatible avec le droit de l’Union européenne à la double condition qu’elle soit nécessaire pour que l’appellation d’origine remplisse sa fonction spécifique, qui est de garantir que le produit qui en bénéficie provient d’une zone géographique déterminée et présente des qualités particulières, et qu’elle ne soit pas disproportionnée. En particulier, une telle réglementation est justifiée lorsque l’embouteillage dans la région de production imprime au vin des caractères particuliers, de nature à l’individualiser, ou s’il est indispensable à la conservation de ces caractères particuliers »26. Dans les trois affaires, le Conseil d’État, après avoir analysé de façon circonstanciée les dispositions des cahiers des charges en cause, estime que l’exigence de conditionnement dans l’aire géographique de production, ou dans l’aire de proximité immédiate, vise à limiter le transport du vin en vrac et à faire en sorte que les opérations d’élevage et de mise en bouteilles soient réalisées par des entreprises disposant d’une connaissance particulière de ces vins, qui acceptent de faire l’objet de contrôles réguliers et qui puissent, le cas échéant, recourir au savoir-faire des producteurs pour rétablir les caractéristiques initiales des vins. Le Conseil d’État considère que les entreprises établies dans l’aire géographique de production sont effectivement plus susceptibles de présenter de telles garanties. L’obligation de conditionnement apparait ainsi fondée sur des critères objectifs et rationnels, en rapport avec l’objectif de préservation des caractères distinctifs de ces vins et n’apparait pas disproportionnée.

Toutefois, dans les deux arrêts du 22 mai 2017 (AOC Côtes de Bergerac et AOC Banyuls), le Conseil d’État censure les cahiers des charges sur un point qui leur était commun, à savoir que le conditionnement devait être réalisé par les récoltants eux-mêmes. À cet égard, le Conseil d’État estime qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que ces mêmes garanties ne pourraient pas être également réunies par des entreprises établies localement autres que les récoltants, tels que des négociants, disposant d’installations situées dans l’aire géographique de production.

Il est donc loisible de constater que la plus haute juridiction administrative française rejoint la position exprimée par la Cour de justice de l’Union européenne, en ce qui concerne le lien qui existe entre la préservation des caractères distinctifs des vins d’appellation d’origine et leur conditionnement dans leur région de production. L’obligation de conditionnement des vins dans la région production est ainsi justifiée par la préservation de la qualité et de la typicité des vins en cause. La Cour de justice de l’Union européenne avait également retenu un autre argument, celui de la préservation de l’authenticité des vins, qui est également mentionné par l’article 4 du règlement 2019/33, mais qui n’a pas encore été développé par les appellations d’origine françaises.

B. L’argument négligé de la protection de l’authenticité du vin

La Cour de justice de l’Union européenne, dans l’arrêt déjà évoqué du 16 mai 2000, avait fondé son argumentation sur l’appartenance des appellations d’origine à la catégorie juridique des droits de propriété industrielle et commerciale. C’est plus précisément la protection due à la propriété industrielle et commerciale qui permet à une pratique commerciale en soi restrictive de concurrence d’être justifiée et d’échapper à la censure. Pour la Cour, cette justification tient à la légitimité de préserver tant la qualité, que l’authenticité du vin. L’article 4 du règlement 2019/33 retient expressément comme motifs pouvant justifier cette exigence du conditionnement dans la zone de production, tant la sauvegarde de la qualité, que la garantie de l’origine ou la nécessité d’assurer des contrôles. Il est indéniable qu’il est illusoire de parler de protection de la propriété industrielle et commerciale, à défaut d’instaurer un système efficace de garantie de l’origine des produits, c’est-à-dire de leur authenticité. Or, le vin est un produit miscible par nature et rien n’est plus difficile que de le préserver des fraudes sur son origine, qui sont légion depuis que le commerce du vin existe. Toute l’histoire du droit viticole en témoigne, et particulièrement l’histoire du droit français, tout spécialement à partir de la IIIe République, lorsqu’il fut nécessaire d’apporter une réponse au développement endémique des fraudes qui suivirent la crise phylloxérique27.

Il est difficilement contestable que les contrôles portant sur la qualité et l’authenticité du vin soient plus facilement réalisables dans la région de production, au plus près des lieux de vinification. Les organes essentiels de contrôle sont en France les organismes de défense et de gestion des appellations d'origine28, les organismes d'inspection ou de certification de ces mêmes appellations29, l’institut national de l’origine et de la qualité (INAO)30, ainsi que les services de l'État, tout particulièrement les douanes31 et la direction de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes32. L'ensemble de ces organismes de contrôle concourent à préserver efficacement l'authenticité des appellations d'origine. Ces contrôles peuvent encore être réalisés relativement facilement à l'échelle d'un territoire national, en raison de l'uniformité du droit applicable et de la compétence territoriale des instances de contrôle. Ces mêmes contrôles peuvent encore être réalisés à l'échelle de l'Union européenne, mais avec une efficacité nettement moindre, en raison de la disparité des systèmes de contrôle et de la complexité d'instaurer une coopération efficace des organes de contrôle. Il est évident que l'exportation des vins en vrac hors des frontières de l'Union européenne ne peut qu'accentuer de façon drastique les possibilités presque infinies de contrefaçons à l'échelle planétaire. Si la contrefaçon n'était pas un fléau planétaire en pleine expansion, la question serait sans doute de peu d'importance. La protection efficace des appellations d'origine, en tant que droits de la propriété industrielle et commerciale, implique donc de pouvoir imposer le conditionnement dans un territoire que l’on peut efficacement contrôler. On pourrait admettre que le conditionnement ait lieu sur le territoire national, ce qui permettrait de garantir une efficience minimale des contrôles, mais la réglementation de l'Union européenne en la matière ne le permet pas, seul le conditionnement dans la région de production pouvant être imposé par les cahiers des charges.

Notes

  • H. Kehrig, Le privilège des vins à Bordeaux, éd. Masson-Féret, Paris-Bordeaux, 1886, p. 2.
  • J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, éd. LexisNexis, Paris, 2020, nos 176 s., p. 83 s.
  • O. Serra, Le législateur et le marché vinicole sous la Troisième République, thèse dactyl., Bordeaux, 2012.
  • Sur la qualification, v. J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 250 à 270, p. 112 à 122.
  • Cf. J-M. Bahans, « L'indication géographique : essor d'un droit de propriété intellectuelle au service du développement économique durable et local », in Les politiques commerciales vinicoles d'hier à aujourd'hui, sous la dir. d'Olivier Serra, Bordeaux, éd. Féret, oct. 2016, p.11-27.
  • Cf. J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., n° 282 p. 126 et nos 809 à 811, p. 376 à 378.
  • Cf. J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 250 s., p. 112 s.
  • Cf. J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 810 s., p. 376 s.
  • D. royal n° 157/88, 22 févr. 1988, relatif aux règles qui régissent les appellations d’origine, les appellations d’origine qualifiée et leurs règlements respectifs.
  • C. Prieto, La liberté économique de libre circulation des marchandises et les égards dus aux vins d’appellation d’origine contrôlée : Droit 21 2001, ER 020, p. 3.
  • CJCE, 9 juin 1992, aff. C-47/90, aff. Éts Delhaize : Rec. CJCE 1992, I, p. 03669.
  • C. Prieto, op. cit., n° 19, p. 9.
  • CJCE, 16 mai 2000, aff. C-388/95, aff. Belgique c/ Espagne : Rec. CJCE 2000, I, p. 03123.
  • C. Prieto, op. cit., n° 3, p. 4.
  • Sur ce sujet : cf. J. Audier, Les aspects juridiques de la mise en bouteille des vins dans la région de production : Bull. OIV 1988, 693-694, p. 1051.
  • Cf. J.-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., n° 277 s, p. 124 s. Voir aussi : J-M. Bahans, Le goût des vins bénéficiant d’une indication géographique : la description juridique des caractéristiques des vins, in Vin, droit et santé – Septième millésime, LEH éd., 2020.
  • Règl. (CE) n° 479/2008 du Conseil du 29 avr. 2008, art. 35 et Règl. (CE) de la Commission, n° 607/2009, du 14 juillet 2009, art. 8.
  • Règl. délégué (UE) 2019/33 de la Commission, du 17 oct. 2018, art. 4.
  • Règl. (UE) 2019/33, art. 4 et 5.
  • CE, 9 mars 2012, n° 334575.
  • CE, 17 déc. 2013, n° 356102.
  • CE, 3e et 8e ch. réunies, 27 janv. 2017, n° 388054. V. concl. V. Dumas, rapporteur public : RD rur. avr. 2017, comm. 120, p. 45.
  • Nous remercions Monsieur Laurent FIDELE, délégué territorial Aquitaine Poitou-Charentes de l’INAO, pour nous avoir communiqué les informations sur lesquelles se base notre étude.
  • Il s'agit des AOP suivantes : Alsace, Banyuls, Cadillac, Corbières Boutenac, Côtes de Bergerac, Floc de Gascogne, Gros Plant du Pays Nantais (sur lie), Maury, Montravel, Muscadet Côteaux de la Loire (mention sur lie), Muscadet Côtes de Grandlieu (mention sur lie), Muscadet Sèvre et Maine (mention sur lie + les 7 dénominations géographiques complémentaires), Muscat de Lunel (mention Muscat de Noël), Muscat de Rivesaltes, Muscat de Saint-Jean de Minervois (mention Muscat de Noël), Pessac Léognan, Pineau des Charentes, Rasteau (vin doux naturel), Rivesaltes, Saint-Emilion grand cru.
  • CE, 3 oct. 2016, n° 388585 (AOC Rivesaltes et Muscat de Rivesaltes) ; CE, 22 mai 2017, n° 386746 (AOC Côtes de Bergerac) et CE, 22 mai 2017, n° 397570 (AOC Banyuls).
  • Cf. CE, 22 mai 2017, n° 386746 (AOC Côtes de Bergerac), point 7. On retrouve cette argumentation à l’identique dans les deux autres arrêts précités : CE, 3 oct. 2016, n° 388585 (AOC Rivesaltes et Muscat de Rivesaltes) et CE, 22 mai 2017, n° 397570 (AOC Banyuls).
  • O. Serra, Le législateur et le marché vinicole sous la Troisième République, op. cit. ; JM. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 181 s., p. 85 s.
  • J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 352 s., p. 159 s.
  • J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 364 s., p. 164 s.
  • J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 23 s., p. 10 s. ; n° 351, p. 159 et nos 15-16, p. 7-8.
  • J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 1127 s., p. 550 s. et nos 15-16, p. 7-8.
  • J-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, op. cit., nos 181 s., p. 85 s. et nos 15-16, p. 7-8.

Auteurs


Jean-Marc Bahans

Pays : France

Biographie :

Docteur en droit, enseignant et chercheur associé à l’Institut des sciences de la vigne et du vin (Université de Bordeaux et Kedge Business school), greffier associé du tribunal de commerce de Bordeaux.

Thèse soutenue : « Théorie générale de l'acte juridique et droit économique », 1998.


Michel Menjucq

Pays : France

Biographie :

Agrégé de droit privé. Professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris I) et codirecteur du département Sorbonne-affaires de l’Institut de recherche juridique de la Sorbonne (IRJS).

Il dirige le Master 2 Opérations et fiscalité internationales des sociétés, créé à son initiative en 2010.

Par ailleurs, il est codirecteur scientifique de la Revue des procédures collectives, éditions LexisNexis, depuis 2009.

Enfin, parallèlement à ses activités scientifiques et d’enseignement,
Michel Menjucq est consultant et arbitre.

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