Droit du marché vitivinicole

Les restrictions de concurrence en matière vinicole dans l’ancien droit

Résumé

Le marché vitivinicole constitue un terrain d’application privilégié du principe de libre circulation des personnes et des marchandises au sein de l’Union européenne. Il demeure néanmoins profondément marqué, historiquement, par l’intervention des autorités pour limiter la concurrence, tant par la restriction du potentiel viticole que par celle du marché vinicole.

Introdution

Le marché vitivinicole est marqué, en droit interne, par des principes libéraux remontant à la Révolution française et dont la liberté d’entreprendre, formulation récente de la liberté du commerce et de l’industrie, constitue l’un des fondements1. Il demeure également, au gré de la construction du marché intérieur, l’un des terrains d’application privilégiés du principe de libre circulation des personnes et des marchandises au sein de l’Union européenne2.

Produit dont la diversité est l’une des caractéristiques essentielles, le vin jouit d’une réglementation fort ancienne dans l’élaboration de laquelle le critérium qualitatif a constitué, sous des formes variées, l’un des arguments privilégiés3. Sa confrontation, plus que toute autre marchandise, aux fraudes commerciales4 explique l’intense activité législative ayant encadré son marché à la fin du XIXe siècle lorsque se font sentir les effets économiques de la catastrophe phylloxérique5. Ainsi, la genèse du droit des appellations d’origine, tout comme celle du droit de la consommation témoignent-elles, à leur tour, de la dimension éminemment concurrentielle du vin au sein d’une économie de plus en plus soumise à la mondialisation6.

S’il semble aujourd’hui acquis qu’il faille le protéger contre toute pratique susceptible de l’affecter, le marché vinicole reste néanmoins profondément marqué, historiquement, par d’importantes restrictions révélatrices de l’absence de confiance portée au libre jeu de la concurrence. En effet, jusqu’à l’extrême fin du XVIIIe siècle, les autorités publiques, quelles qu’elles soient, ne cessent de favoriser des situations aujourd’hui prohibées ou, à tout le moins, non souhaitées, si bien que la constitution de monopoles et autres privilèges en matière vitivinicole apparaît comme la manifestation d’un protectionnisme et d’un corporatisme foncièrement ancrés dans les mentalités de l’ancienne France. Si les mesures prises restent teintées d’empirisme, elles demeurent néanmoins marquées du sceau de la continuité sur la longue période. Ainsi, de la période médiévale aux Temps modernes, en remontant parfois à l’Antiquité romaine, les autorités n’hésitent-elles pas à intervenir afin de limiter la concurrence tant par la restriction du potentiel viticole (I) que du marché vinicole (II).

I. Des restrictions par la réduction du potentiel viticole

Il s’agit des mesures les plus spectaculaires parce que destinées à éradiquer la concurrence à la racine. Par leur caractère primaire, elles se rencontrent déjà sous l’Antiquité romaine (A), avant que le Moyen Âge n’en poursuive l’application (B) et que les derniers siècles d’Ancien Régime n’en consacrent l’esprit (C).

A. Les prémices de l’Antiquité romaine

L’un des plus anciens exemples de régulation de la concurrence vinicole remonte à la fin de la République romaine, lorsque le Sénat interdit aux agriculteurs indigènes de planter vignes et oliviers en Gaule Transalpine, première province apparue en Gaule en 118 avant J.-C. La mesure, dont on ne connaît pas la date exacte, mais que l’on peut situer dans le dernier quart du IIe siècle avant notre ère, est rapportée par Cicéron dans le De re publica : « Nous-mêmes qui, parmi les humains, sommes les plus justes, nous ne permettons pas aux nations transalpines de cultiver l’olivier et la vigne afin de donner plus de valeur à nos vignobles et à nos oliveraies »7. Le dispositif répondrait à deux préoccupations : d’une part, la prise en compte des doléances des grands propriétaires campaniens et étrusques inquiets d’une réduction de la demande gauloise en vins italiens ; d’autre part, l’accompagnement de l’installation, tout au long de la seconde moitié du Ier siècle avant J.-C., de vétérans italiens en Gaule Transalpine, notamment dans les colonies sises entre Toulouse et Vienne8.

Si la mesure, dont l’injustice est rapportée par Cicéron9, semble avoir quelque peu retardé le démarrage de la viticulture gauloise, elle ne pourra toutefois endiguer son irrésistible développement tout au long des Ier et IIe siècles de notre ère10. Qu’ils proviennent des provinces de Narbonnaise11 ou d’Aquitaine, les vins gaulois concurrencent désormais les vins italiens non seulement en Gaule ou dans le nord de l’Europe, mais également dans la Péninsule, phénomène accentué par la destruction du vignoble de Pompéi à l’issue de l’éruption de 7912. L’Italie du Haut-Empire voit également affluer des vins ibériques en provenance de Bétique et de Tarraconaise13, la concurrence la plus sérieuse étant néanmoins à mettre au crédit du biturica et de l’allobrogica, cépages nobles des bords de Gironde et des versants rhodaniens14.

Aussi présente-t-on traditionnellement l’édit de Domitien de 92 interdisant la plantation de nouvelles vignes en Italie et prescrivant l’arrachage de la moitié de celles des provinces comme une réponse à la baisse des prix des vins italiens, y compris du célèbre falerne. Appliquée en Gaule, en Hispanie, en Bretagne, en Germanie, ainsi que sur le cours inférieur du Danube15, la mesure aurait ainsi permis à l’empereur de ne pas s’aliéner les grands propriétaires italiens dont le poids politique reste essentiel à la fin du Ier siècle. Cet argument concurrentiel serait indissociable de l’argument qualitatif, la vigne devant être évincée, nous dit Suétone, des terres à blé16. Sont ici visés les mauvais vignobles, constitués de cépages grossiers, proliférant dans les plaines labourables et abreuvant les couches populaires de la société, notamment urbaines. En définitive, « condamner comme abusive une viticulture installée sur des terres propres à produire du blé est une manière d’approuver l’autre, celle qui met en valeur les sols infertiles dont il serait impossible de tirer parti autrement »17.

Il semble aujourd’hui acquis que l’édit de Domitien n’a jamais été appliqué, les recherches archéologiques n’ayant pas mis en évidence de restriction de la viticulture durant le Haut-Empire18. Au contraire, le vignoble gaulois aurait connu un apogée au IIe siècle, à tel point que les dispositions prises par l’empereur Probus entre 276 et 282 afin de libéraliser les plantations doivent être interprétées comme visant plutôt à relancer la production, notamment dans les régions septentrionales proches du limes19. Il n’en demeure pas moins que l’édit de 92 constitue l’un des exemples les plus anciens – si ce n’est le plus ancien – d’interventionnisme étatique en matière vitivinicole, même s’il reste toujours difficile de parler de politique économique dans les sociétés antiques20.

B. Les prolongements médiévaux

La viticulture médiévale s’inscrit d’abord, comme l’ensemble des activités économiques de la période, dans le cadre de la seigneurie banale, ainsi qualifiée en raison du pouvoir de ban dont jouissent un grand nombre de seigneurs et, a fortiori, le roi. Ce vieil héritage des monarques francs permet de commander, contraindre et juger les sujets sur le ressort ou district seigneurial. De cette puissance découle la possibilité de faire des annonces publiques, par haute voix ou par affiche, à l’image du célèbre ban des vendanges qu’Olivier de Serres fait remonter à l’Antiquité romaine21, mais dont l’existence est en tout cas attestée en France depuis au moins le XIIIe siècle. Proclamation seigneuriale fixant la date d’ouverture des vendanges, à l’image du ban des moissons ou des fauchaisons, elle consiste avant tout à garantir la maturité du raisin et, par voie de conséquence, les quantités de vin soumises à la dîme ecclésiastique et autres prélèvements seigneuriaux22. Ce dispositif répond néanmoins aussi à des considérations concurrentielles. Seul détenteur du pouvoir de fixer une telle date23, le seigneur peut effectivement vendanger avant ses tenanciers, ce qui lui permet non seulement de se procurer une main-d’œuvre à bon marché – car inoccupée ailleurs –, mais aussi de mettre sa récolte à l’abris en cas d’intempéries24. Il semblerait, enfin, que le ban des vendanges ait été un moyen de préserver les vins de qualité face à la concurrence des vins de consommation courante. Ainsi, par exemple, du vignoble bourguignon où les seigneurs donnent la priorité, par leurs proclamations, aux récoltes des nobles pinots alors que les populaires gamays se gâtent beaucoup plus rapidement25.

De telles mesures peuvent être considérées comme le prélude des dispositions prises par les ducs de Bourgogne à la charnière des XIVe et XVe siècles, à l’image de la célèbre ordonnance de Philippe II le Hardi du 31 juillet 1395 prescrivant l’arrachage du « très mauvais et très déloyal plan, nommé gamay, duquel mauvais plan vient très grande abondance de vins [qui] ont laissé pour ce en ruine et désert les bonnes places où a coutume de venir et croître le dit bon vin »26. Ce texte, qui interdit dans le même temps le recours à des fumures excessives, répond en réalité aux doléances des bourgeois et habitants de Dijon, Beaune et Chalon dont la réputation des crus pâtit de la concurrence des vins de médiocre qualité expédiés vers le nouveau marché flamand27. Les successeurs de Philippe le Hardi réitèreront le dispositif, non seulement en raison de son inapplication, mais aussi afin de préserver les terres à blé28. Ainsi Philippe le Bon édicte-t-il le 12 mai 1441 un mandement interdisant de planter de nouvelles vignes sous les instances du corps de ville de Dijon29, avant que Charles le Téméraire ne prescrive une nouvelle campagne d’arrachages en janvier 1472, non sans susciter l’ire, voire les menaces, de la part des vignerons concernés30.

C. Les consécrations des Temps modernes

Manifestation de la puissance banale des princes et autres seigneurs du second Moyen Âge, la limitation des capacités de production des vignobles reçoit une consécration durant les derniers siècles d’Ancien Régime. Cela s’explique, notamment, par la multiplication des autorités intervenant en la matière, le roi de France et ses parlements devenant des acteurs incontournables de la régulation du potentiel viticole. Plusieurs campagnes d’arrachages, plus ou moins respectées, émaillent ainsi les XVIe et XVIIe siècles à l’image, par exemple, des mesures édictées par Charles IX en 1569, Henri III en 1577 ou encore Louis XIII en 1627. La volonté de préserver les terres à blé et, a fortiori, l’intérêt général des populations du royaume ne fait ici aucun doute, conformément à l’objet même de la police d’Ancien Régime31.

Pour autant, bon nombre de parlementaires propriétaires de vignes de qualité32 s’émeuvent, à partir du premier tiers du XVIIIe siècle, de la concurrence de la viticulture populaire. Cette dernière se développe effectivement un peu partout dans le royaume, notamment en région parisienne et dans le Midi, en raison non seulement d’une élévation générale du niveau de vie des populations rurales, mais aussi des ravages causés par le terrible hiver 1709. Aussi certains parlements de province, à l’image de ceux de Metz en 1722 et de Besançon en 1731, interdiront-ils les nouvelles plantations de vignes tout en prescrivant l’arrachage de celles ayant été plantées depuis le début du siècle sur des terres non dédiées à la viticulture33.

Acteurs majeurs de la police économique d’Ancien Régime34, les parlements sont suivis par la royauté qui n’hésite pas à prescrire de telles mesures toutes les fois que les rapports des intendants font état de cette « fureur de planter » avilissant les prix. Celui de l’intendant de Guyenne en date du 10 décembre 1724 est l’un des plus célèbres car suggérant d’arracher toutes les vignes plantées depuis 1709 sur l’ensemble de la généralité à l’exception des meilleurs vignobles, et induisant un arrêt du Conseil du 27 février 1725 y prohibant toute nouvelle plantation sans autorisation préalable. L’ire de Montesquieu, alors propriétaire d’importants domaines en Graves et en Entre-deux-Mers35, est bien connue. Ayant acquis au même moment des friches jouxtant le domaine de Haut-Brion à Pessac, le président du parlement de Bordeaux souhaite y complanter des vignes et ainsi tirer profit, si ce n’est de la réputation de son illustre voisin, tout au moins des qualités pédologiques, ainsi que de l’orientation des terres à défricher. Confronté au refus de l’intendant, il décide alors d’attaquer cet arrêt en adressant un mémoire au contrôleur général des finances afin d’y dénoncer une mesure discriminatoire vis-à-vis des provinces voisines qui, elles, peuvent planter en toute liberté36. Les doléances de Montesquieu ne porteront pas immédiatement leurs fruits, le célèbre arrêt du Conseil du 5 juin 1731 interdisant toutes nouvelles plantations sur l’ensemble du royaume sans autorisation préalable au motif, évocateur, de la « trop grande abondance de plants de vignes [qui occupait] une grande quantité de terres propres à porter des grains ou à former des pâturages [mais aussi qui] multipliait tellement la quantité des vins qu’ils en détruisaient la valeur et la réputation dans beaucoup d’endroits »37. Mort quatre ans trop tôt, Montesquieu ne pourra toutefois constater les difficultés d’application de cette mesure en Bordelais38, ni les assouplissements dont elle sera l’objet au plan national sous les bonnes grâces du contrôleur général des Finances Orry, avant que le Conseil royal n’en décide la suspension à partir de 1759 sous l’influence du vent de libéralisme alors insufflé par la physiocratie39.

De l’Antiquité romaine à la fin de l’Ancien Régime, le vignoble gaulois, puis français voit ses capacités de production plus ou moins maîtrisées par l’interventionnisme croissant des pouvoirs publics – quels qu’ils soient et à quelque niveau qu’ils se manifestent – afin de protéger les intérêts des producteurs face à la concurrence. Les mêmes restrictions s’observent historiquement au niveau du commerce des vins.

II. Des restrictions par l’encadrement du commerce vinicole

Elles semblent apparaître dès le Moyen Âge à travers la mise en place de véritables monopoles destinés à connaître un franc succès au sein de la société de privilèges de l’Ancien Régime.

A. Les assises médiévales

L’accroissement du vignoble de France à partir du XIIe siècle et son corollaire, le développement du commerce vinicole dans le royaume comme à l’extérieur – notamment vers l’Angleterre40 –, poussent naturellement les acteurs du monde vitivinicole à préserver, puis à accroître un tel capital41. Pour ce faire, producteurs et commerçants réussissent à organiser, voire à obtenir de véritables monopoles dans la vente de leurs vins dont la plupart ne seront supprimés que sous la Révolution française. Ces monopoles sont issus, à l’image des mesures restreignant la production42, de la puissance banale des seigneurs comme des rois et s’appliquent dans le cadre seigneurial.

Parmi les mesures les plus célèbres figurent les banalités, droits seigneuriaux apparus à la fin du XIe siècle consistant à détourner une partie de la production de la seigneurie par le biais de monopoles sur la mouture des grains, la cuisson du pain ou encore le pressurage des raisins. Instaurées contre redevances appelées droits de pressurage ou épreintes, et n’ayant pas la même vigueur selon les seigneuries, les banalités de pressoir permettent au seigneur non seulement de s’enrichir en raison du monopole ainsi créé43, mais également de rendre service à ses hommes de poesté, ces derniers étant exonérés de construction ou d’entretien d’équipements personnels44. La rareté des pressoirs banaux peut néanmoins peser lourdement sur la qualité des récoltes paysannes. Il n’est pas rare, en effet, que ces dernières s’abîment le temps d’être foulées et ce, d’autant que le maître jouit du droit de banvin. Cette autre manifestation du pouvoir de ban lui permet, en effet, de vendre son vin au détail de manière prioritaire, à certains moments de l’année, notamment pendant les fêtes principales, voire à la veille des vendanges lorsqu’il souhaite écouler le vin vieux45. Le plus souvent, cependant, ce droit est utilisé trente à quarante jours après les récoltes afin de vendre le vin jeune, très prisé au Moyen Âge46. Source d’importants revenus seigneuriaux d’autant qu’il est monnayable auprès des sujets, le banvin peut être concédé à certaines communautés, le plus souvent des bourgeois propriétaires de vignes suburbaines47, afin d’écouler leurs vins prioritairement dans leur ville. Si le Sud-Ouest est riche de tels exemples, à l’image de Gaillac, de Bergerac ou des villes de l’Agenais48, le Midi n’est pas en reste, les cités de Montpellier ou de Marseille49 étant elles aussi révélatrices de ce que l’on pourrait qualifier, in fine, de « protectionnisme de clocher »50.

Le cas de Bordeaux demeure néanmoins à part, tant en raison de l’objet des mesures prises que de l’impulsion décisive qu’elles donneront au développement du vignoble de qualité. Ce que l’on nomme traditionnellement le « privilège des vins de Bordeaux » correspond, en effet, à un vaste système d’exemptions fiscales et d’avantages commerciaux accordés sur plus de cinq siècles par les rois-ducs anglais, puis les rois de France aux bourgeois de Bordeaux propriétaires de vignes suburbaines afin de leur assurer un monopole d’exportation vers l’Angleterre51. La première pierre est effectivement posée par Jean sans Terre qui, en 1214, exempte les bourgeois de la grande coutume, droit perçu sur les marchandises expédiées depuis Bordeaux vers l’Angleterre, mais également de la petite coutume frappant les vins importés dans la ville. Sont ici visés les principaux concurrents des vins de la sénéchaussée, que l’on appelle alors vins « de haut pays » car provenant des vignobles situés en amont du diocèse de Bordeaux, sur la Garonne, la Dordogne et leurs affluents52.

Les bourgeois prétendent surtout interdire, à partir de 1241, la descente des vins de haut pays jusqu’à Saint-Macaire – limite supérieure de la sénéchaussée de Bordeaux – entre la fin des vendanges et la Saint-Martin, se réservant ainsi les échanges avec les navires stationnant dans l’estuaire de la Gironde53. Ce privilège devient officiel en 1373, Édouard III le prolongeant jusqu’à la Noël afin de s’attacher ses alliés en pleine guerre de Cent Ans. Les Bordelais obtiennent également d’Henri IV d’Angleterre, en 1401, l’interdiction d’expédier des vins depuis le Médoc vers l’étranger, retardant ainsi les développement de ce vignoble54. À ces privilèges s’ajoutent, enfin, ceux des marchands gascons qui, débarquant leurs vins en Angleterre, jouissent de nombreuses exemptions fiscales, ainsi que d’une entière liberté de circulation et d’établissement afin d’écouler leurs marchandises, au grand dam des concurrents locaux55.

B. Les confirmations des Temps modernes

La consécration de l’État à la fin du XVe siècle et la diffusion progressive du mercantilisme au XVIIe expliquent l’interventionnisme croissant des pouvoirs publics en matière commerciale56. La taxation, toujours plus forte et plus complexe, de la circulation des vins en est une belle illustration57. La concession de privilèges à certaines populations en est une autre. Parmi les nombreux exemples pouvant être retenus, celui du vignoble parisien58 est sans doute le plus révélateur en raison, notamment, du rôle que jouent les bourgeois de Paris dans l’acquisition de sa renommée depuis le XIIe siècle. Propriétaires de vignes complantées tout autour de la capitale en cépages nobles tel le pinot, ces bourgeois ne sauraient néanmoins souffrir la concurrence faite par une nouvelle forme de viticulture, beaucoup plus populaire car assise, dès le milieu du XIVe siècle, sur l’utilisation de cépages grossiers et à forts rendements, à l’image du gouais. La réponse aux doléances de la bourgeoisie parisienne sera apportée par un retentissant arrêt du parlement de Paris du 14 août 157759 interdisant aux commerçants parisiens de s’approvisionner dans les vignobles situés à l’intérieur d’un rayon de vingt lieues, soit 88 kilomètres, autour de la capitale60. Les bourgeois propriétaires de vignes étant naturellement exclus de la mesure, leurs vins peuvent alors irriguer sans aucune concurrence le marché parisien, ce que confirmeront des lettres royales du 2 avril 171561. Certes, comme souvent, la règle connaîtra bon nombre de transgressions, les marchands parisiens n’hésitant pas à recourir à des citadins leur servant de prête-nom62. Il n’en demeure pas moins que la région parisienne, si vantée pour ses vins pendant des siècles, allait inexorablement se réorienter vers la production céréalière et l’élevage, le vignoble d’Orléans devenant alors le principal pourvoyeur de Paris en vins de consommation courante63.

La marginalisation des vignobles du haut pays dans le cadre du privilège des vins de Bordeaux s’inscrit dans le même schéma. En effet, si le retour de la Guyenne dans le giron des Valois en 1453 laisse augurer pendant quelques temps de la suppression d’un tel monopole, la royauté prend néanmoins rapidement conscience de la nécessité de ne pas s’aliéner une ville économiquement marquée par le départ des Anglais. Aussi le privilège des vins de Bordeaux sera-t-il prorogé par les successeurs de Charles VII, malgré quelques aménagements formels, telle cette transaction du 23 mars 1500 permettant aux vins de Gaillac de descendre sur Bordeaux dès la Saint-Martin, mais sous certaines conditions64. D’autres mesures permettent, au contraire, de renforcer le privilège, à l’image de la réglementation de l’usage de la barrique bordelaise par plusieurs arrêts du parlement de Bordeaux rendus entre la toute fin du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe. Défense est ainsi faite à tout propriétaire ou marchand du haut pays de loger ses vins dans des fûts de jauge et de forme bordelaises sous peine d’amende et de confiscation du vin65. Le corollaire d’une telle prescription est l’obligation de décharger les vins en un lieu extérieur à la ville, en l’espèce le faubourg des Chartrons, sans pour autant dépasser la date du 8 septembre afin de ne pas les confondre avec les vins de la sénéchaussée66.

Tout au long du XVIIIe siècle, le parlement de Bordeaux s’érige en fervent défenseur du privilège, une partie de ses membres ayant tout intérêt à contenir la concurrence des vins de haut pays. Ce protectionnisme bordelais contraste cependant avec le vent de libéralisme soufflant en France au même moment. Montesquieu ne s’émeut-il pas, du reste, des restrictions de plantations ?67 Aussi les protestations de l’Agenais, du Quercy, du Périgord et plus largement du Languedoc remontent-elles toujours plus nombreuses au Conseil du roi afin d’en dénoncer le caractère exorbitant. L’arrivée de Turgot aux affaires en 1774 laisse planer l’espoir d’une réforme d’ampleur. Imprégné des idées physiocratiques68, le nouveau contrôleur général des finances supprime effectivement, huit mois plus tard, l’interdiction d’entreposer les vins de haut pays au-delà du 8 septembre et, le 12 avril 1776, inspire l’édit permettant « de faire circuler librement les vins dans toute l’étendue du royaume, de les emmagasiner, de les vendre en tous lieux et en tout temps ; et de les exporter en toute saison, par tous les ports, nonobstant tous privilèges particuliers et locaux à ce contraires »69. Assez naturellement, le parlement de Bordeaux ne l’enregistrera que cinq mois plus tard, avant que la disgrâce du contrôleur général n’entraîne dans son sillage l’ensemble de ses réformes libérales70.

La destruction progressive, entre le 4 août 1789 et le 17 juillet 1793, du régime féodo-seigneurial entraîne également celle des monopoles économiques et autres privilèges de l’ancienne France71. Droits de banvin, banalités et privilèges des vins de Bordeaux ou d’ailleurs appartiennent alors au passé, à l’exception notable du ban des vendanges dont le souvenir subsiste de nos jours, de manière plus ou moins folklorique, dans le cadre des indications géographiques. Dans le même temps, la proclamation de la liberté du commerce et de l’industrie par le « décret » d’Allarde des 2-17 mars 1791 allait ouvrir la voie au développement d’une rivalité considérée désormais comme bénéfique pour l’ordre économique. Les bouleversements de l’économie vitivinicole provoqués par la crise phylloxérique devaient néanmoins entraîner des évolutions juridiques majeures permettant renouer, de la sorte, avec l’interventionnisme des pouvoirs publics. En moralisant, puis en régulant le marché vinicole sous la Troisième République72, le législateur pérennisera, en effet l’assertion de Montesquieu pour qui « la liberté du commerce n’est pas une faculté accordée aux négociants de faire ce qu’ils veulent ; ce serait bien plutôt sa servitude »73.

Notes

  • A. Plessis (dir.), Naissance des libertés économiques : liberté du travail et liberté d’entreprendre. Le décret d’Allarde et la Loi Le Chapelier, leurs conséquences. 1791-fin XIXe siècle, Paris, Institut d’histoire de l’industrie, 1993.
  • Sur les deux piliers du marché intérieur formés par les règles de concurrence et la libre-circulation, cf. J. Stuyck, « Libre circulation et concurrence : les deux piliers du Marché commun », dans M. Dony et A. de Walsche (dir.), Mélanges en hommage à Michel Waelbroeck, t. 2, Bruxelles, Bruylant, 1999, p. 1477-1498.
  • D. Denis, « Éléments pour une histoire du droit de la vigne et du vin », Revue de droit rural, n° 238, 1995, p. 529-544 ; A. Vialard, « L’idée de qualité dans le droit viti-vinicole du XXe siècle », dans CERHIR (dir.), Le vin à travers les âges. Produit de qualité, agent économique, Bordeaux, Féret, 2001, 119-132.
  • J.-F. Gautier, Le vin et ses fraudes, Paris, PUF, 1995.
  • O. Serra, Le législateur et le marché vinicole sous la Troisième République, thèse droit, dactyl., Université Montesquieu-Bordeaux IV, 2012.
  • J.-M. Cardebat, Économie du vin, Paris, La Découverte, 2017, p. 81 et s.
  • De re publica, III, 9.
  • P. Sillières, « La viticulture et le vin dans l’Antiquité », dans F. Argod-Dutard, P. Charvet et S. Lavaud (dir.), Voyage aux pays du vin. Histoire, anthologie, dictionnaire, Paris, Laffont, 2007, spéc. p. 34-35.
  • « C’est là une façon d’agir qu’on dira habilement calculée, mais non juste, et je l’indique pour vous faire comprendre que l’intérêt, bien entendu, diffère de l’équité ». Sur l’ensemble de cette question, cf. B. Van Risveld, « Cicéron, De re publica, III, 9, 15-16. Origine, date et but de l’interdiction de planter des vignes et des oliviers en Gaule transalpine », Latomus, t. 40, 1981, p. 280-291.
  • P. Sillières, « La viticulture et le vin... », art. cit., p. 38 et s.
  • Nouveau nom de la Transalpine à partir du règne d’Auguste.
  • M. Lachiver, Vins, vignes et vignerons. Histoire du vignoble français, Paris, Fayard, 1988, p. 32.
  • H. Johnson, Une histoire mondiale du vin. De l’Antiquité à nos jours, Paris, Hachette, 1990, p. 114-115.
  • R. Dion, Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle, réimp., Paris, CNRS, 2010, p. 118-126.
  • É. Glatre, Histoire(s) de vin. 33 dates qui façonnèrent les vignobles français, Paris, Éditions du Félin, 2020, p. 19.
  • Vies des douze Césars, VII, 2.
  • R. Dion, Histoire de la vigne et du vin…, op. cit., p. 131.
  • J.-M. Pailler, « La Gaule de Domitien. Remarques préliminaires », Pallas, n° 40, Les années Domitien, 1994, spéc. p. 178.
  • P. Sillières, « La viticulture et le vin... », art. cit., spéc. p. 41-51.
  • J. Andreau, L’économie du monde romain, Paris, Ellipses, 2010, p. 201 et s.
  • O. de Serres, Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs, Paris, I. Metayer, 1600, p. 207 : « ce sont des reliques de l’antique censure romaine, que la police sur le fait des vendanges, observée en plusieurs endroits de ce royaume, où par délibération publique, le temps pour couper les raisins est ordonné : n’étant permis au particulier de se dispenser en cet endroit, quoique de sa chose propre, pour l’intérêt du général ».
  • G. Garrier, Histoire sociale et culturelle du vin, Paris, Larousse, 2005, p. 546.
  • Sous peine d’amende, voire de confiscation de la récolte.
  • M. Lachiver, Vins, vignes et vignerons…, op. cit., p. 209.
  • J.-F. Bazin, Histoire du vin de Bourgogne, Paris, Gisserot, 2002, p. 44.
  • Ordonnance reproduite dans Bulletin de l’OIV, 1931, n° 40, p. 31-32.
  • É. Glatre, Histoire(s) de vin…, op. cit., p. 93-94.
  • Les deux arguments sont récurrents jusqu’à la veille de la Révolution française. Cf. B. Gallinato-Contino et O. Serra, « L’arrachage, de Domitien au droit français contemporain », dans CAHD-CERDAC (dir.), Histoire et actualités du droit viticole. La Robe et le Vin, Bordeaux, Féret, spéc. p. 7-14. 
  • Mandement reproduit dans Bulletin de l’OIV…, op. cit., p. 32-34.
  • Sur ces questions, cf. R. Beaulant, « Un terroir pour trois. L’évolution des rapports politiques et sociaux entre le duc de Bourgogne, la mairie de Dijon et les vignerons aux XIVe-XVe siècles », Crescentis : Revue internationale d’histoire de la vigne et du vin, n° 1, 2018, p. 140-158.
  • La question des « vivres » rejoint la liste des onze matières du droit public selon N. Delamare, Traité de la police où l’on trouvera l’histoire de son établissement, les fonctions et les prérogatives de ses magistrats, toutes les loix et tous les règlements qui la concernent, t. 1, Paris, Chez Jean et Pierre Cot, 1705, p. 4.
  • Sur les liens entretenus entre le monde la robe et la viticulture, cf. par exemple G. Aubin, S. Lavaud et Ph. Roudié, Bordeaux. Vignoble millénaire, Bordeaux, L’Horizon chimérique, 1996, p. 91 ; J.-F. Bazin, Histoire du vin de Bourgogne…, op. cit., p. 32-33.
  • R. Dion, Histoire de la vigne et du vin…, op. cit., p. 595-598.
  • F. Olivier-Martin, La police économique d’Ancien Régime, cours de droit, 1944-1945, réimp., Paris, Loysel, 1988, p.  53-63.
  • É. de Perceval, Montesquieu et les vignes, Bordeaux, Delmas, 1935.
  • M. Lachiver, Vins, vignes et vignerons…, op. cit., p. 333-334.
  • Cité par R. Dion, Histoire de la vigne et du vin…, op. cit., p. 598.
  • G. Aubin, S. Lavaud et Ph. Roudié, Bordeaux. Vignoble millénaire…, op. cit., p. 109-112.
  • R. Dion, Histoire de la vigne et du vin…, op. cit., p. 600.
  • On pense aux vins du Poitou, expédiés depuis La Rochelle, avant que Bordeaux et ses vins ne les détrônent.
  • H. Enjalbert, Histoire de la vigne et du vin. L’avènement de la qualité, Paris, Bruxelles, Montréal, Bordas, 1975, p. 39 et s.
  • Cf. supra.
  • Parfois après avoir dérobé le pressoir ! Cf. J.-F. Lemarignier, La France médiévale. Institutions et société, Paris, Armand Colin, rééd. 2010, p. 162.
  • M. Lachiver, Vins, vignes et vignerons…, op. cit., p. 229-230.
  • En Bordelais, on parle de « mayade », car le banvin y est généralement exercé au mois de mai. Cf. G. Aubin, La seigneurie en Bordelais au XVIIIe siècle d’après la pratique notariale. 1715-1789, t. 1, thèse droit, dactyl., Université de Bordeaux, 1981, p. 313.
  • M. Lachiver, Dictionnaire du monde rural. Les mots du passé, vo « banvin », Paris, Fayard, 1997, p. 159.
  • À partir du XIIe siècle, « la vigne devient fille de la ville » (S. Lavaud, « Ferments d’une civilisation viticole », dans F. Argod-Dutard, P. Charvet et S. Lavaud (dir.), Voyage aux pays du vin…, op. cit., p. 279).
  • R. Dion, Histoire de la vigne…, op. cit., p. 384.
  • M. Lachiver, Vins, vignes et vignerons…, op. cit., p. 81.
  • S. Lavaud, « Les privilèges du vin dans les petites villes du Bordelais au Moyen Âge : un protectionnisme de clocher », dans Ph. Loupès et J. Mondot (dir.), Provinciales. Hommage à Anne-Marie Cocula, Pessac, PUB, 2009, p. 323-342.
  • Bien qu’ancien, l’ouvrage de H. Kehrig, Le privilège des vins à Bordeaux jusqu’en 1789, Paris, Masson, Bordeaux, Féret, 1886 reste fort utile.
  • On pense, par exemple, aux vignobles de La Réole, Agen, Cahors, Gaillac, Moissac, mais également de Bergerac.
  • Une exception notable est faite pour Libourne et, surtout, Bergerac, dont la fidélité au roi d’Angleterre est ici récompensée (R. Dion, Histoire de la vigne…, op. cit., p. 391-392).
  • Sur l’ensemble de cette question ayant donné lieu à une abondante bibliographie, cf. la belle synthèse de G. Aubin, S. Lavaud et Ph. Roudié, Bordeaux. Vignoble millénaire…, op. cit., p. 24-26.
  • Ibid., p. 51-53.
  • J. Imbert et H. Legohérel, Histoire de la vie économique ancienne, médiévale et moderne, Paris, Cujas, 2004, p. 411 et s.
  • Voir l’inventaire de P. Degrully, Essai historique et économique sur la production et le marché des vins en France, thèse sciences politiques et économiques, Montpellier, Roumégous et Déhan, 1910, p. 98-110.
  • C’est-à-dire d’Île-de-France, produisant historiquement les vins dits « de France ».
  • Arrêt reproduit dans N. Delamare, Traité de la police…, op. cit., t. 3, Paris, Chez Michel Brunet, 1779, p. 688-689.
  • Les limites correspondent aux villes de Chartres, Mantes, Senlis, Clermont-en-Beauvaisis, Compiègne, Meaux, Melun, Pithiviers et Étampes.
  • Texte reproduit dans N. Delamare, Traité de la police…, op. cit., t. 3, p. 667.
  • R. Dion, Histoire de la vigne et du vin…, op. cit., p. 541-542.
  • G. Garrier, Histoire sociale et culturelle…, op. cit., p. 169-170.
  • R. Dion, Histoire de la vigne et du vin…, op. cit., p. 389-391.
  • Sur cette mesure et son application, cf. É. Glatre, Histoire(s) de vin…, op. cit., p.113 et s.
  • Au-delà de cette date, les vins sont confisqués.
  • Cf. supra.
  • G. Weulersse, La physiocratie sous les ministères de Turgot et de Necker (1774-1781), Paris, PUF, 1950.
  • A. Jourdan, F. Isambert et Decrusy, Recueil général des anciennes lois françaises depuis l’an 420 jusqu’à la Révolution de 1789, t. 23, Paris, Belin-Leprieur, 1826, p. 536 et s. Dans le même temps, Turgot libère le commerce des grains et de la viande, et supprime les corporations.
  • G. Aubin, S. Lavaud et Ph. Roudié, Bordeaux. Vignoble millénaire…, op. cit., p. 121.
  • J.-J. Clère, « L’abolition des droits féodaux en France », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 94-95, 2005, p. 135-157.
  • O. Serra, Le législateur et le marché vinicole…, op. cit.
  • Montesquieu, De l’Esprit des lois, t. 2, Livre 20, chap. XII.

Auteurs


Olivier Serra

olivier.serra@univ-rennes1.fr

Pays : France

Biographie :

Professeur d’histoire du droit et Directeur du Centre d’histoire du droit

Université de Rennes 1, IODE (UMR CNRS 6262)

Ouvrages

Olivier Serra (dir.), Les politiques commerciales vinicoles d'hier à aujourd'hui : enjeux, vecteurs, acteurs, Féret, 2016, 173 p.

Olivier Serra, Le tarif Méline de 1892 d'après les débats parlementaires, 2006, 129 p.

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