Marque collective régionale et unité géographique Le cas "Sud de France"
Résumé
L’importance, la complexité et la technicité des règles de droit sont régulièrement dénoncées et l’appréhension d’une règle juridique demande en certains cas une interprétation au risque, parfois, d'en trahir le sens. Après une longue période d'utilisation, la marque collective régionale "Sud de France", portée par la région Occitanie, voit sa légitimité remise en cause par le fait qu'elle ne correspond pas une "unité géographique" au sens de la règlementation européenne. La qualification de cette notion, aux contours incertains, doit être appréhendée au regard de l'esprit du droit vitivinicole.
Introduction
Définitivement, nous avons perdu ce « truc » auquel faisait référence François Gény (1861-1959), ce procédé qui permet un discernement sans équivoque de la portée et du sens des règles juridiques
En 2006, le Conseil régional de la Région Occitanie/Midi-Pyrénées Méditerranée a créé, sur le territoire de l’ancien Languedoc-Roussillon (devenu la région Occitanie à partir du 1er janvier 2016, dans le cadre de l’application de la loi n°2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République), une marque collective géographique « Sud de France », ouverte au secteur viticole, dans le but de rassembler les entreprises du territoire « autour d’une identité collective de leurs produits », de mettre à profit un « moyen d’identification commun » et de « promouvoir le territoire »
Le nœud de cette « saga »
Il convient dans un premier temps de s’intéresser à cette notion aux contours flous (I) avant d’envisager sa coexistence avec les indications géographiques (II).
I : Les contours flous de la notion
Il convient d’observer en premier lieu la définition (ou son absence) d’unité géographique (A), et la nécessité d’une interprétation claire de cette dernière (B)
A : La définition de l’unité géographique par référence à la zone géographique
Selon l’article 55 du règlement UE n°2019/33 du 17 octobre 2018 : « […] un produit de la vigne bénéficiant d’une AOP, d’une IGP ou d’une IG d’un pays tiers peut comporter sur son étiquette une référence au nom d’une unité géographique qui est plus petite ou plus grande que la zone de cette appellation d’origine ou de cette indication »
Ainsi, c’est par rapport à cette zone à la base de l’appellation d’origine que doit se définir l’unité géographique plus grande ou plus petite qui peut être mentionnée sur l’étiquette du produit. On peut arguer qu’il s’agit ici d’améliorer la lisibilité du terroir : le caractère « délimité » et « circonscrit » de celui-ci, à une échelle de grandeur basse, ne permet pas toujours de le situer correctement, et la référence à une entité plus large ou plus restreinte participe de son identification.
Toutefois, la complexité de la délimitation d’une unité géographique plus grande peut être soulevée
Une fois une tentative de définition donnée à l’unité géographique, et le caractère lacunaire qui entoure la notion, il convient de constater la nécessité d’une interprétation de la notion d’unité géographique (B).
B : Une interprétation nécessaire de la notion d’unité géographique
Toujours selon l’article 55 du règlement (UE) n°2019/33, in fine, une unité géographique qui est plus grande ou plus petite que la zone qui est à la base de l’AOC ou de l’IGP, désignent : une localité ou un groupe de localités ; une zone administrative locale ou une partie de cette zone ; une sous-région viticole ou une partie de sous-région viticole ; une zone administrative.
Il convient d’indiquer que la réglementation en matière d’étiquetage prise sur une « compétence partagée » entre l’Union et les États membres pose les bases et renvoie, pour certaines questions, à la législation interne des États membres qui peut décider de conditions plus strictes. S’agissant de la notion d’une unité géographique plus grande, celle-ci n’est pas définie par le décret n° 2012-655 du 4 mai 2012 relatif à l’étiquetage et à la traçabilité des produits vitivinicoles et à certaines pratiques œnologiques précisant les exigences européennes en matière d’étiquetage
Dans une acception générale, « administrative » renvoie à l’administration, elle-même définie comme l’acte d’administrer ou au service de la fonction publique exerçant un tel pouvoir
Appliquée au cas d’espèce, la marque Sud de France est effectivement déposée par le Conseil régional d’Occitanie. De surcroît, par référence aux critères de délimitation de zone géographique, elle couvre effectivement le territoire d’une entité administrative (ex-territoire Languedoc-Roussillon – pays Pyrénées Méditerranée, devenu Occitanie)
Cette interprétation, extensive doit-on concéder, n’a pas vocation à se substituer à une autre ou à se prétendre vérité, mais elle a le mérite de mettre en exergue un élément dans le cadre du sens à donner à la protection des appellations d’origine : une zone géographique peut être relative et dépendre de facteurs politiques ou des usages de production
Finissons de nous en convaincre par le cas de l’unité géographique plus petite : l’article 55 du règlement (UE) n°2019/33 exige que celle-ci soit délimitée de manière « précise » dans le cahier des charges et le document unique et que 85% des raisins à partir duquel est élaboré le produit de la vigne doivent provenir de cette unité plus petite
Sur un plan purement formel, il convient de préciser que les avis rendus par le conseil de bassin viticole sont purement consultatifs
Après avoir analysé les incertitudes qui entourent la notion d’unité géographique, il convient de se pencher sur la coexistence avec les indications géographiques (II), pour étudier l’impact sur la protection de ces dernières.
II : La coexistence de l’unité géographique plus grande et des indications géographiques
L’atteinte à la protection des indications géographiques a pu être invoquée pour justifier du respect de la réglementation par les producteurs
A : L’unité géographique plus grande, un élément au service du terroir
Il convient de rappeler, dans un premier temps, que la réglementation en matière d’étiquetage dans le secteur viticole vise à « répondre aux attentes des consommateurs et d’améliorer les conditions économiques de production et de commercialisation de certains produits agricoles ainsi que leur qualité, pour s’adapter aux conditions de marché en évolution constante, aux demandes nouvelles des consommateurs et aux évolutions des normes internationales concernées » tout en évitant de « créer des obstacles à l’innovation »
Conscient que « les différences entre [les législations] des États membres sont susceptibles d’entraver le fonctionnement du marché intérieur »
Dans cette optique, il est à noter que la mention d’une unité géographique plus grande n’annihile en rien le respect des conditions de production pour l’ensemble des indications géographiques concernées et n’impactera pas, en conséquence, la qualité de la production vitivinicole locale.
Du côté du consommateur, un rapport récent
Le Conseil d’État rappelait, à juste titre, que les règles en matière d’étiquetage « […] n’ont ni pour objet ni pour effet d’édicter une interdiction d’usage, sur l’étiquetage des vins, de noms d’unités géographiques [en l’espèce plus petites] mais déterminent les règles d’utilisation de ces noms »
Le terroir, nous l’avons vu, n’est pas qu’une notion agronomique : elle se réfère également à une construction socio-historique autour d’une production, donnant naissance à un savoir-faire collectif
Elle pourrait, dans le cadre de la stratégie de la valorisation de l’AOC, rétablir le déséquilibre pouvant exister au sein des organisations professionnelles entre les différents opérateurs
B : Le droit vitivinicole, incubateur d’innovations
Le droit doit s’inscrire résolument comme une source de progrès au service de finalités économiques
Le vin s’inscrit dans un « sous-système culturel secondaire », lui-même surdéterminé par un « méta-système économique »
Notes
- J. Kullmann, « Remarques sur les clauses réputées non écrites », D. 1993, 59.
- F. Grabias, « La tolérance administrative, inapplication condamnable du droit », in (dir.) O. Le Bot et R. Le Bœuf, L’inapplication du droit, Confluence des droits [en ligne]. Aix-en-Provence : Droits International, Comparé et Européen, 2020, p. 125. Disponible sur Internet : http://dice.univ-amu.fr/fr/dice/dice/publications/confluence-droits ISBN : 979-10-97578-11- 4.
- CJCE, 15 mars 1964, Costa c/Enel, affaire 6-64.
- Voltaire, « Que toute loi soit claire, uniforme et précise : l’interpréter, c’est presque toujours la corrompre », Dictionnaire philosophique, 1764.
- Règlement d’usage de la marque « Sud de France », p. 1.
- La Dépêche, « La marque de vins « Sud de France » jugée non-conforme, publié le 23/11/2019. Dont 2 millions par an d’existence : Compte rendu, « Conseil de bassin viticole Languedoc-Roussillon », 14 octobre 2022.
- 832 entreprises viticoles utilisent ladite marque. Ibid.
- Ibid.
- Vitisphère, « Avis de gros temps sur la marque Sud de France », publié le 26 novembre 2019 ; La Dépêche, art. préc. ; Vitisphère « La marque Sud de France hors-la-loi sur les étiquettes de vin », publié le 01 août 2022 ; Vitisphère « Vers un délai d’écoulement des vins illicitement étiquetés Sud de France ? », publié le 05 septembre 2022.
- Le Paysan du Midi, « Fin de la marque sur les étiquettes de vin en 2023 ? », publié le 02 septembre 2022.
- Règlement (UE) n°1308/2013 du Parlement européen et du conseil du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles.
- Vitisphère, op.cit.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Question écrite n°02565 – 16e législature, « Maintien de la marque Sud de France pour les productions viti-vinicoles », Sebastien Pla, publiée le 08 septembre 2022, réponse publiée le 12 janvier 2023.
- Vitisphere, « Ni avenir ni alternative à la marque Sud de France sur les vins pour le ministre de l’Agriculture », publié le 28 juillet 2023.
- Préfecture de la Région Occitanie, « Sud de France : rappel de la réglementation relative aux mentions géographiques sur les étiquettes de bouteilles de vin », communiqué de presse du 27 juillet 2023, p. 2.
- Paysan du midi, op.cit.
- Règlement UE n°2019/33, op.cit.
- C. Georgelin, « Fonction identitaire et protection juridique du terroir : étude du rapport entre les sciences du vin et le droit vitivinicole », thèse, 2017, Reims, p.100.
- CRPM., art. , L.641-7, al. 1 ; C. Georgelin ibid.
- J.-M. Bahans et M. Menjucq, « Droit de la vigne et du vin – Aspects juridiques du marché vitivinicole », 3e édition, LexisNexis, 2020, p.125.
- C. consom., art. L.431-1.
- C. Georgelin, op.cit., p.98.
- Ibid.
- Ibid.
- Le terroir est une notion essentiellement agronomique. Sur ce point : S. Visse-Causse, Droit du vin de la vigne à sa commercialisation, Gualino, p.37.
- INAO, Dir. 1/2000 relative aux procédures INAO de délimitation des aires d’Appellations d’Origine ; C. Georgelin, op.cit., p.100.
- A. Laurent, La fin d’une appellation d’origine, thèse, Reims, 2020, p.138.
- Déc. n° 2012-655 du 4 mai 2012 relatif à l’étiquetage et à la traçabilité des produits vitivinicoles et à certaines pratiques œnologiques, art. 5.
- INAO, Guide du demandeur d’une Appellation d’origine contrôlée / Appellation d’origine protégée (AOC/AOP) ou d’une Indication géographique protégée (IGP), Secteur viticole, novembre 2016.
- Dictionnaire Larousse, « Administrative » « Administration ».
- Règlement d’usage, préc., p.1 & 3.
- Dictionnaire Larousse.
- J.-L. Yengué et K. Stengel, « Le terroir viticole. Espace et figures de qualité », Presses Universitaires François Rabelais, 2020, p.75. Pour une étude détaillée sur la construction des AOC Bourgueil et Saint-Nicolas de Bourgueil, voir la contribution d’Amélie Robert, p. 71 à 94.
- S. Visse-Causse, op. cit., loc.cit.
- A. Robert, op. cit., p.72.
- Ibid.
- Ibid. p.73.
- Règlement UE n°2019/33 op.cit., paragraphes 2 et 3.
- CRPM., art. D. 665-16-1 à D. 665-17-2.
- Question écrite n°02565, op. cit.
- CRPM, art. L.642-5, 6°.
- CRPM, art. L.642-9.
- Vitisphère, op. cit.
- Règlement UE n°1308/2013, op.cit., considérant 70.
- Ibid., considérant 71.
- Ibid., considérant 72.
- Ibid.,considérant 92.
- Ibid,considérant 108.
- Règlement UE n° 2019/33, op.cit.
- Ibid.
- Sénat, Rapport d’information, n°742, session ordinaire de 2021-2022.
- CE, 3e – 8e chambres réunies, 12 juillet 2021, n°433867, point 16.
- Ibid.
- A. Robert, op.cit., p.75 ; Travail collectif INAO-INRAE-UNESCO, Charte Terroirs et Cultures, 2005.
- F. Chériet et M. Aubertubert, « Adoption d’une marque collective régionale et performances à l’export des entreprises viticoles : cas de « Sud de France » en Languedoc-Roussillon, INRA-Montpellier Supagro.
- Compte rendu de bassin viticole du Languedoc-Roussillon, 1er juil. 2022, op.cit.
- F. Chériet et M. Aubert, op.cit., p.16 et s.
- Sur la concentration dans les circuits de distribution : B. Burtschy, « Les vins de marques », Le Figaro, publié le 20 juin 2008 ; Le Vigneron, Dossier économique « Passer le cap d’une année hors norme », octobre 2017.
- Certains statuts d’Organisme de Défense et de Gestion (ODG), pilotant l’AOC, peuvent prévoir des voix supplémentaires en fonction de la superficie de l’opérateur ou n’accorder qu’une voix consultative à des metteurs en marché lors de consultation soumise au vote du conseil d’administration.
- Verdier, Raymond (dir.). “Jean Carbonnier. L’homme et l’œuvre.”, Nouvelle édition, Nanterre : Presses universitaires de Paris Nanterre, 2012, p.483-500.
- Préfecture de la région Occitanie, communiqué du 27 juillet 2023, p.1.
- Décr. du 4 mai 2012, préc., article 30.
- Pour une étude approfondie de la question : F. Grabias, « la tolérance administrative, inapplication condamnable du droit ».
- Pour l’INAO, voir A. Lejeune, « Quelles doivent être les limites du pouvoir discrétionnaire de l’INAO ? Relire l’affaire du château d’Arsac (1993-1998) », SciencesPo École d’affaires publiques, mai 2021, p. 48 à 52.
- F. Grabias, op.cit., p.118.
- Ibid. p.109 ; en matière civiliste, l’adage « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude » rompt pour l’avenir les liens contractuels, mais ne permet pas d’obtenir la restitution des sommes versées.
- J. Maby, « Loi, marché, ténacité vigneronne : les fondements humains d’une viticulture de qualité dans le Gard rhodanien », 1994, p.79.
- A. Robert, op.cit., p.74.
- N. Hakim et J.-M. Bahans, Le droit du vin à l’épreuve des enjeux environnementaux, Féret, 2015, p. 78.
Statistiques de l'article
Vues: 559
Téléchargements
PDF: 7
XML: 18