L' identité juridique du vin nature(l)
Résumé
Cet article porte sur l’identité juridique du vin nature(l). Il examine à son sujet le passage de la réalité matérielle à l’ordre juridique, des pratiques entourant la production de vin naturel à la reconnaissance normative singulière d’une méthode de production, à moins qu’il ne s’agisse de la singularité d’un produit. Cette publication reprend des éléments d’une communication présentée à la cité du vin lors d’un colloque intitulé « Des pratiques au droit, l’identité du vin nature(l) », dont les actes ont été publiés (Des pratiques au droit, l’identité des vins nature(l)s, dir. Chr. Pineau et R. Raffray, LEH, 2022).
Introduction
Le vin naturel intéresse les juristes
Si le vin nature (l) intéresse les étudiants en droit de la vigne et du vin et porte avec bonheur certains mémoires de fin d’études, c’est probablement parce qu’il s’agit d’un thème qui pose des questions au cœur de la formation d’un jeune juriste en droit de la vigne et du vin, au cours d’une année de Master qui le conduit à mettre sa formation académique à l’épreuve de la réalité complexe de la filière viticole, au sein de laquelle l’agilité à manier les sources du droit compte autant que la compréhension des enjeux de la production vitivinicole.
Ces mémoires adoptent d’ailleurs une approche commune, qui consiste à envisager les voies offertes par le système juridique pour accueillir la singularité revendiquée de cette production, par l’étude au préalable du discours des producteurs et des faits pouvant témoigner de son identité viticole, œnologique, organoleptique, ce qui déjà est un travail conséquent, puis en essayant d’identifier quel système normatif pourrait résoudre une équation difficile : reconnaître l’identité du vin « naturel » dans le cadre contraint de l’ordre public viticole, c’est-à-dire dans un système extrêmement réglementé qui pèse avec beaucoup de soin toute évolution de sorte que la cohérence de l’ensemble n’en soit pas bouleversée.
Ce travail sur le passage de la réalité matérielle à l’ordre juridique, de la transformation des pratiques entourant la production de vin naturel à l’émergence d’une catégorie de vin, emprunte l’itinéraire classique et essentiel du droit, des pratiques à la norme. C’est cet itinéraire qu’il est possible de suivre pour comprendre comment s’est construite la norme applicable au vin naturel, en partant du discours tenu par les producteurs sur leur produit (I), en rappelant le cadre offert par l’ordre public viticole (II) pour envisager ensuite les moyens d’inscrire sur l’étiquette une nouvelle « méthode », à moins qu’il ne s’agisse d’une nouvelle catégorie de vins (III).
I- Le produit
Pour comprendre la réception juridique du phénomène des vins nature, partons des discours tenus par certains de ses promoteurs tels qu’ils sont présentés dans une étude d’anthropologie
En droit, le premier champ de réflexion est offert par le droit canonique
Le second champ de réflexion offert par l’étude se situe au moment de l’élaboration de la loi Griffe et de la lutte contre les vins artificiels obtenus notamment par réhydratation de raisins secs, loi Griffe qui réservera la dénomination de vin au produit exclusif de la fermentation alcoolique de raisins frais, qui formait à l’époque, par opposition aux vins artificiels, la catégorie des vins « naturels »
Il est ici incontestable que le vin naturel, tel qu’il est présenté par ses producteurs, renvoie à des valeurs qui se sont bien installées
Le climat sociétal se révèle donc plutôt favorable à la reconnaissance de ce qui est proposé.
Ceci étant dit, quelle place, en droit, aujourd’hui, pour cette revendication des producteurs de vin nature ?
II- Le cadre
Si l’on consulte l’ouvrage de référence en droit de la vigne et du vin, il est dit très simplement que « le vin n’est pas un produit artificiel, mais un produit naturel »
Selon le premier argument opposé par la DGCCRF, une telle catégorie n’existe pas en droit de l’Union européenne, la liste des produits de la vigne n’y faisant pas référence
Reste alors la possibilité de mobiliser les indications facultatives
Il est permis de considérer que ces arguments éludent un peu une réflexion fondamentale sur le raisin, d’une part, et sur le processus de vinification, d’autre part, dans une approche telle qu’elle pourrait être suggérée par le droit rural
N’est-ce pas le sens du règlement (UE) 2018/848 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018, relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques, qui indique dans son premier considérant que la production biologique répond « à la demande exprimée par un nombre croissant de consommateurs désireux de se procurer des produits obtenus grâce à des substances et des procédés naturels » ?
Pour le vérifier, essayons de répondre à deux questions. La production de raisin est-elle une production naturelle ? Si oui, la transformation par la vinification lui fait-elle perdre ce caractère ?
Traditionnellement, la définition juridique de l’agriculture s’est appuyée sur deux critères essentiels que sont le foncier et la nature
Le processus de transformation élimine-t-il nécessairement ce caractère naturel ? Bien sûr, le droit rural ne suggère pas que le produit transformé demeure un produit naturel, mais il qualifie l’activité de transformation d’activité agricole parce qu’elle se situe dans le prolongement de production, par un procédé comparable à celui de l’accessoire. Cela se comprend aisément pour des transformations aussi traditionnelles et usuelles que celles qui portent sur le raisin, le blé ou le lait
Il a même été parfois admis une certaine identité, en droit, entre le matériau de base (le raisin) et le produit transformé (le vin), notamment dans le cas très particulier de la revendication de leur vendange par les coopérateurs
Il est tout aussi remarquable que les règles applicables à la production de vin biologique écartent les méthodes de vinification que l’interprète pourrait désigner comme moins naturelles
III- Le statut
Comment alors procéder, dans l’attente d’une hypothétique reconnaissance publique ? Dans ce cas-là, le processus est bien identifié : il faut normaliser, certifier, labelliser.
Il n’est pas nécessaire que la normalisation vienne de l’autorité publique, c’est-à-dire de l’État : la norme de production, que l’on peut désigner comme un cahier des charges, comme une charte, comme un guide de bonnes pratiques, procède en l’espèce d’une impulsion qui vient de la base. Ce phénomène illustre la réalité de ce que l’on désigne comme un droit post-moderne présenté par Jacques Chevallier
L’on peut donc bien imaginer qu’au départ, dans de petites communautés, se soit développé, pour produire du vin nature, une sorte de droit spontané
Puis est apparue une première formalisation, par la médiation d’associations et la rédaction de cahiers des charges ou chartes associatives encadrant la production. Étaient déjà énoncées les deux exigences fondamentales de la vigne et du chai : un vin dont les raisins sont issus de l’agriculture biologique ou biodynamique ; un vin qui est vinifié et mis en bouteille sans aucun intrant ni additif.
Après la constitution d’un syndicat professionnel, une charte a renforcé l’encadrement des pratiques. Certification
Est enfin intervenue cette étape décisive de la validation du vin "méthode nature" par la DGCCRF et l’INAO, qui fait naître officiellement la catégorie du vin méthode nature, par l’intervention de l’administration, autre manifestation du droit post-moderne
Notes
- V. évidemment l’ouvrage de Me Morain, Plaidoyer pour le vin naturel, Nouriturfu, 2019.
- L. Dawid : « Envisager une réglementation des vins dits naturels » (Mémoire de Master en droit de la vigne et du vin, Bordeaux, 2016-2017).
- L. Dawid : « Éthique du vin et “vide juridique” : le défi des vins naturels », in R. Raffray (dir), L’éthique et le vin, Le droit comme levier d’une nouvelle qualité ?, Droit et Patrimoine, Dossier, juin 2018.
- N. Chéron : « La réglementation des vins “natures” – Comparaison des systèmes suisse et européen » (Mémoire de Master en droit de la vigne et du vin, Bordeaux, 2019-2020).
- Chr. Pineau, La corne de vache et le microscope, le vin « nature » entre sciences, croyances et radicalités, éd. La découverte, 2019.
- Que l’on retrouve dans la charte d’engagements, dont les sept premiers items sont consacrés au produit :
- V. Chr. Pineau, ouvrage préc., notamment p. 118.
- C. rur., art. L. 1, II.
- M. Bassano, « Le vin d’embarras. Les juristes face à la nature du vin (XIIe-XVe siècles », in J.-M. Bahans et N. Hakim (dir.), Le droit du vin à l’épreuve des enjeux environnementaux, Histoire et actualités du droit viticole, Féret, 2015, p. 11 et s.
- O. Serra, « L’édification de la catégorie juridique de vin naturel », in J.-M. Bahans et N. Hakim (dir)., Le droit du vin à l’épreuve des enjeux environnementaux, Histoire et actualités du droit viticole, Féret, 2015, p. 39 et s.
- R. Raffray, « Une RSE innommée au service des démarches éthiques de la filière vin ? », in R. Raffray (dir.), L’éthique et le vin. Le droit comme levier d’une nouvelle qualité ? Droit et patrimoine, Dossier, juin 2018.
- J.-M. Bahans et M. Menjucq, Droit de la vigne et du vin, Aspects juridiques du marché vitivinicole, Lexis Nexis, 3e éd., 2021, p. 69.
- V. déjà, pour la doctrine de l’administration sur l’utilisation du terme naturel dans l’étiquetage des denrées alimentaires : DGCRRF, note d’information n° 2009-136, 19 août 2009.
- Règlement (UE) n° 1308/2013 du Parlement et du Conseil du 17 décembre 2013, annexe VII, partie II.
- Règlement (UE) n° 1308/2013, préc., art. 117.
- Règlement (UE) n° 1308/2013, préc., art. 120.
- DGCCRF, note préc.
- Règlement délégué (UE) 2019/33 de la Commission du 17 octobre 2018, art. 53.
- C. cons., art. L. 121-2 : une pratique commerciale est trompeuse si elle est commise dans l’une des circonstances suivantes : (…) 2° Lorsqu’elle repose sur des allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur et portant sur l’un ou plusieurs des éléments suivants : (…) b) Les caractéristiques essentielles du bien ou du service, à savoir : ses qualités substantielles, sa composition, ses accessoires, son origine (…) son mode et sa date de fabrication (…) »
- V. spécialement, sur la définition de l’activité agricole I. Couturier et F. Roussel J.-Cl. Rural, fasc. 20 : Exploitation agricole. – Agriculture. – Activités agricoles.
- I. Couturier et F. Roussel, fasc. préc., n° 2 et 3. V. aussi R. Saint-Alary, « Essai sur la notion juridique d’entreprise agricole », RTD civ. 1950, p. 129 et s., spéc. n° 6 et s.
- JO Sénat CR, 17 nov. 1988, p. 1207.
- Sur cette évolution, v. D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, v° « Agriculture », par J. Foyer.
- R. Saint-Alary, « Essai sur la notion juridique d’entreprise agricole », art. préc., n° 16 : « il est bien certain que le vin demeure un produit agricole ». À ce titre la note précitée de la DGCRRF (18 août 2009) admet la possibilité de dénommer « naturel » un produit « ayant subi une fermentation à l’aide de cultures de microorganismes lorsque ce procédé est inhérent à la fabrication d’un produit de consommation courante (exemple : la crème fraîche ou le yaourt) », mais recommande alors d’utiliser les termes : « d’origine naturelle ».
- R. Saint-Alary, « Essai sur la notion juridique d’entreprise agricole », art. préc.
- Cass. com., 11 juill. 2006, 05-13.103 : Dr. rur. 2006, comm. 332, obs. J.-J. Barbiéri ; RTD civ. 2006, p. 794, obs. Th. Revet.
- Th. Revet, note préc.
- Règlement 2018 / 848, préc., Chapitre 3 bis.
- J. Chevallier. « Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique », Revue du droit public et de la science politique, 1998, pp. 659-714,
- P. Deumier, Le droit spontané, thèse, Economica, coll. RRJ, 2002, spéc. n° 326 : l’auteur y montre la positivité intrinsèque du droit spontané, en tant que « règle du groupe ».
- Est sollicitée une analyse COFRAC avec 6 critères à la mise en bouteille (Titre alcoométrie volumique total acquis ; Acidité totale (gH2SO4/l) ; pH ; Sucres fermentescibles résiduels (glucose et fructose) (g/l) ; Turbidité ntu (néphélométrie turbidity unit) ; Taux de SO2 total (mg/l) (méthodologie Frantz Paul ou entrainement à chaud et oxydation titrimétrie). Le producteur doit ensuite transmettre une analyse COFRAC (6 critères) ; le certificat bio du millésime de la cuvée : un rapport d’audit.
- Le syndicat va contrôler de façon aléatoire 1 % des cuvées chaque année (contrôle externe réalisé par un organisme certificateur). Les cuvées supérieures à 100 hl seront systématiquement contrôlées par un organisme externe.
- J. Chevallier, « Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique », art. préc.
- Fr. Gény, Science et technique en droit privé positif, I, Sirey, 1914, n° 52, p. 153.
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